Proust forteresse : la Recherche comme rempart existentiel

Published by Nicolas Ragonneau on

Chalamov - Proust forteresse
Varlam Chalamov en 1929 : le début d’un voyage en enfer qui durera plus de vingt ans.

« Proust disait des idées qu’elles étaient des “succédanés des chagrins” : “au moment où ceux-ci se changent en idées, ils perdent une partie de leur action nocive sur notre cœur, et même, au premier instant, la transformation elle-même dégage subitement de la joie.” Les livres lus aident quelquefois à tenir la douleur ou la peur à distance, à transformer les chagrins en idées et à retrouver de la joie : dans les contextes difficiles, j’ai rencontré des lecteurs heureux. »

Michèle Petit, L’art de lire ou comment résister à l’adversité, Belin, collection Alpha, 2016

Proust forteresse : les livres — certains livres au moins — nous permettent de bâtir de véritables fortifications tout autour de nous et nous protègent des attaques du Réel. Comme rempart existentiel, À la recherche du temps perdu présente peu d’équivalents. 

Quelle place tient la littérature dans nos vies ? À quoi sert-elle au fond ? En quoi peut-elle nous aider à vivre, à survivre, à surmonter les grandes épreuves de l’esprit et les innombrables petites ? Quels sont les livres capables de réussir ces prouesses ? Est-ce le pouvoir de toute littérature ou seulement celui de quelques livres d’exception — au premier rang desquels se trouve, comme on va le voir, À la recherche du temps perdu ? Face à l’adversité, à la captivité, à la maladie ou à la mort, des lecteurs se tournent vers des livres essentiels, indémodables, afin de dissiper leur chagrin.
Tout au long de notre vie la Recherche se fait ainsi vade-mecum et, à l’instant de notre mort, peut-elle être aussi ce viatique qui accompagnera le grand plongeon ?

Mêmes causes, même effets

Les lecteurs de la Recherche partagent une expérience commune, qui n’est pas seulement l’expérience du texte, mais celle d’un livre capable de les transformer en profondeur, bien résumée par le titre du livre d’Alain de Botton Comment Proust peut changer votre vie (How Proust can change your life, 1997). Le plus remarquable, c’est que les même causes produisent les mêmes effets au-delà des catégories classiques de la sociologie, des identités et des différences culturelles. Dans Marcel Proust, Croquis d’une épopée, Jean-Yves Tadié s’interrogeait sur l’universalité de ce livre, capable d’hypnotiser également des lecteurs de toutes obédiences, âges, cultures.

« Comment la duchesse de Guermantes peut-elle être perçue par un Chinois, le bourg de Combray par un Japonais, la rue Abatucci, qui depuis longtemps a changé de nom, par les Parisiens, la sonate de Vinteuil par les amateurs de musique rock ? Comment la peinture d’une société qui a disparu avec la Première Guerre mondiale n’empêche-t-elle pas notre lecture ? »

Jean-Yves Tadié, Marcel Proust, croquis d’une épopée, Gallimard, 2019

Il aurait pu citer aussi l’exemple de Marcello Pesce (initiales MP, ça ne s’invente pas), 52 ans, parrain de la “ndrangheta, la mafia calabraise, amoureux de Sartre et de Proust, arrêté à Reggio Calabria en 2016.
Par ailleurs, qu’on soit un lecteur ordinaire ou un professionnel de la lecture, il semble que la lecture de Proust, pour ceux qui ne s’en détournent pas dès les premières pages, fasse naître les mêmes effets secondaires : sidération, addiction, dévotion, etc.

Lecteurs ordinaires

Dans un texte resté célèbre, « La lecture rousseauiste et un lecteur « ordinaire » au XVIIIe siècle »1, l’historien Robert Darnton évoque la lecture de Rousseau par Jean Ranson, un négociant protestant de La Rochelle. Ranson est qualifié par Darnton de « lecteur ordinaire », au sens où il n’est pas un professionnel de la lecture (précepteur, éditeur, libraire, écrivain, etc.). Grâce à sa correspondance, Darnton analyse les achats que Ranson fait chez son libraire et montre que les romans de Rousseau prennent une importance considérable dans la vie quotidienne de ce fidèle lecteur. Pour Ranson, nourri de piété calviniste (il a fait ses études à Neuchâtel), Rousseau devient davantage qu’un simple écrivain : un directeur de conscience, un mentor, un guide. C’est un mécanisme d’appropriation documenté de façon unique à l’époque des Lumières grâce à l’inventaire de sa bibliothèque, conservé, avec ses lettres, à la Société Typographique de Neuchâtel. Au quotidien, Ranson tire de ses lectures de Rousseau des préceptes qu’il applique dans son foyer.

Marcel Proust, directeur de conscience

Rousseau, bon père-la-pudeur, est un écrivain moralisateur perclus de contradictions, qui condamne le roman mais aussi toute la littérature de son époque et qui n’a que mépris pour Diderot et d’Alembert. « Il faut des spectacles dans les grandes villes et des romans aux peuples corrompus » écrit-il en préface de son… roman La Nouvelle Héloïse (1761). Il ne pourra rien contre l’expansion du genre dans la littérature européenne, à laquelle il n’assiste pas puisqu’elle atteint son apogée au XIXe siècle.
Pourtant, plus de deux siècles après Jean-Jacques, le succès mondial de la Recherche a fini par faire de Marcel Proust un prophète et un directeur de conscience2 d’un tout autre genre. Frédéric Lipzyc, que les lecteurs de ce site connaissent au moins par ses photographies, a lu Proust à 55 ans et se range volontiers dans la catégorie des lecteurs « ordinaires » de la Recherche : « Ce livre m’accompagne tous les jours. J’y trouve des réponses. Et je me demande souvent quelle leçon Proust nous donnerait de tel ou tel événement ».

Soigner, et parfois guérir

La Recherche est un authentique livre de vie. Si Rousseau est moralisateur, Proust, lui, est davantage un moraliste dans l’esprit de La Bruyère et de La Rochefoucauld. Bon nombre d’extraits « aphoristiques » de la Recherche, au présent d’éternité, sont cités par les lecteurs comme autant de maximes péremptoires ou de psaumes immortels. Et paradoxalement la Recherche est d’abord pour Proust une recherche, à tâtons, des vérités fondamentales, qui fait de lui un penseur peu dogmatique (mais pas toujours) et un fidèle confident pour ses lecteurs.
Par ailleurs, cette recherche de la vérité chez Proust est aussi une tentative de déchiffrer les signes du monde sensible, de les traduire. Alors pour le lecteur aussi la Recherche devient cet instrument d’optique par lequel nous pourrons comprendre ce qui nous entoure — un outil pour décrypter le réel — et un outil métaphysique qui peut soigner et parfois même guérir. Michel Schneider, pour regarder à l’autre extrémité du spectre, celle où se situent les lecteurs « extraordinaires, » ne disait pas autre chose dans le long article que Philippe Ridet consacrait aux fous de Proust dans M, le magazine du Monde, en septembre 2019. 

« Pour ma part, il ne m’a pas guéri de ma névrose ordinaire mais, dans les années 1970, il m’a sorti d’une dépendance aux pensées totalitaires : le Petit Livre rouge, de Mao, et du gros livre blanc des Écrits de Jacques Lacan. »

Michel Schneider, M le magazine du Monde, 21 septembre 2019

L’Évangile des athées et des agnostiques

La Recherche est cette sorte de missel vers lequel se tournent sans cesse ceux qui ont l’art et la littérature pour religions ultimes. C’est l’Évangile des athées et des agnostiques : que Marcel Proust soit contemporain de Nietzsche, qu’il ait eu pour ami Daniel Halévy, un des premiers éditeurs et connaisseurs de Nietzsche, ne doit rien au hasard. On évoque souvent, pour la Recherche, la peinture d’un monde qui s’effondre, les derniers feux de l’aristocratie avant la Grande Guerre, mais c’est est aussi un roman rendu possible par le grand renversement des valeurs et la mort de Dieu (cette dernière expression doit d’ailleurs se comprendre comme la mort des valeurs occidentales).
Sans jamais rien revendiquer de tel, et bien des années après sa mort, Proust devient sans le vouloir le chantre d’un monde nouveau, suffisamment inactuel (un autre mot de Nietzsche), le créateur d’une cosmogonie suffisamment complexe et vraie  pour que chacun, depuis cent ans, puisse s’y reconnaître. 

Lecture extensive et lecture intensive

D’autres lecteurs, comme Jérôme Prieur, parlent de la Recherche comme d’un « organe vital », une expression qu’il utilise justement pour évoquer l’expérience commune à tous ceux pour qui ce livre est indispensable. Ainsi la Recherche sur le plan des genres littéraires n’est pas qu’un simple roman, si puissant soit-il ; et pour étayer cette affirmation, je reviens un instant au texte de Robert Darnton sur Ranson et Rousseau. « Entre 1500 et 1750, » écrit-il, « la lecture en Europe occidentale est intensive. On lit très peu d’ouvrages — mais on les lit de manière répétitive. C’est une lecture restreinte, réitérée et concentrée, qui se fait souvent à haute voix, au sein de la famille et parfois à la veillée ». À la fin du XVIIIe siècle la Leserrevolution (« révolution de la lecture » en allemand, car documentée dans ce domaine) vient bouleverser ce schéma bien établi : « On lit beaucoup, surtout des romans et des journaux […] On les lit vite, pour se distraire, une seule fois — puis on les jette ou on les laisse pour l’amusement d’autres lecteurs. C’est une lecture plus large mais plus superficielle, en un mot, extensive ». De façon remarquable la Recherche, archétype de la narration romanesque et sommet du genre classique, appartient incontestablement au champ de la lecture intensive, alors que sa typologie est celle d’une lecture extensive. En effet, tous les lecteurs de la Recherche sont fondamentalement des relecteurs — peut-être pas du livre entier, mais au moins de pans entiers du roman. Il s’établit alors un contrat très particulier entre la Recherche et son lecteur, qui n’a peut-être pas son pareil dans la littérature mondiale. « J’ai bien effectué trois traversées de la Recherche » me confiait Pierre Alechinsky dans un entretien, tandis que François Bon l’a déjà lue à cinq reprises, ces deux cas n’étant pas du tout des exceptions chez les lecteurs de Proust.

« Non, je n’ai rien de mieux à lire »

Un magnifique exemple récent de cette lecture intensive se trouve dans Le lambeau de Philippe Lançon (Gallimard, 2018). Victime mais rescapé de l’attentat contre Charlie Hebdo le 7 janvier 2015, il raconte dans ce livre son lent processus de reconstruction physique et mental. À l’hôpital, il refuse la télévision et la radio pour mieux se retrancher avec les livres qu’il aime et qu’il a déjà lus. 

À peine étais-je installé dans ma première chambre que j’avais demandé à mon frère et à Juan de rapporter de chez moi, avec La montagne magique, les trois tomes de la vieille « Pléiade Clarac », sans notes et sans variantes, de la Recherche. J’ai commencé par relire, outre la mort de grand-mère qui me servait comme on sait de prière préopératoire, les scènes où la médecine et la maladie jouaient un rôle.

Philippe Lançon, le lambeau, Gallimard, 2018

Avant chacune de ses descentes au bloc, Philippe Lançon relit la fameuse scène de la grand-mère dans Le côté de Guermantes, qu’il juge comme « le point de basculement de la Recherche »3 ce moment où le Narrateur quitte l’enfance pour devenir un adulte. Soulignant le caractère morbide et a priori déprimant de cet extrait, un de ses chirurgiens lui dit « Vous n’avez rien de mieux à lire ? ». Et Lançon lui répond que « non, [il n’a] rien de mieux à lire ». Ce que le chirurgien ne comprend pas à ce moment précis, c’est le pouvoir de consolation de l’art et de la littérature, et ce quelle que soit sa nature — joyeuse, triste, pessimiste, etc. Cette consolation n’est d’ailleurs pas obligatoire, ni même systématique : parfois, le mantra n’agit absolument pas. 

Proust, l’auxiliaire de vie

Catherine Meurisse, qui échappe à l’attentat de Charlie Hebdo (elle n’avait pu se lever pour être à l’heure à la conférence de rédaction, une péripétie que Philippe Lançon nomme en termes proustiens « les intermittences du cœur en panne d’oreiller »), éprouve un véritable culte pour Marcel Proust, son écrivain préféré, qu’elle nomme son « auxiliaire de vie ». Et pourtant, à l’heure de se reconstruire et de combattre le spleen qui naît de cette sorte de culpabilité du survivant, même Proust et la Recherche ne lui seront d’aucun secours.
Sans forcément en avoir conscience, Philippe Lançon et Catherine Meurisse ont rejoint une famille d’artistes et d’écrivains qui ont trouvé avec la Recherche une défense et un refuge dans des circonstances extrêmes. Je pense notamment à Jacques Rivière, prisonnier d’un camp allemand pendant la Grande Guerre, et dont Thierry Laget nous dit, dans Proust Prix Goncourt, qu’il pensait souvent à Du coté de chez Swann. Puis, pour suivre la chronologie du vingtième siècle, qui est comme une progression constante dans l’abomination, les cas de Jósef Czapski et de Varlam Chalamov méritent un traitement particulier.

Proust à la Kolyma

Czapski et Chalamov ont en commun l’expérience de la lecture de Proust au Goulag, dans des circonstances très différentes4.
Varlam Chalamov (1907−1982) passe près de 20 ans au Goulag, une première fois de 1929 à 1932 à la Vichera, puis, arrêté pendant les grandes purges, il est déporté à la Kolyma en 1937 et n’en sortira qu’après la mort de Staline, dix-sept ans plus tard. Dans cet enfer blanc, surnommé également « le four crématoire blanc », Chalamov travaille à l’extraction de minerai dans des conditions indicibles. Comment imaginer ces hommes à la besogne plus de dix heures par jour, parfois par – 50° ? En 2006, les éditions Verdier ont produit un travail remarquable en éditant pour la première fois l’intégralité des Récits de la Kolyma, qui restituent toute la force et l’horreur de cette expérience concentrationnaire. Dans cette « école négative de la vie » selon l’auteur, quelques rarissimes moments de plaisir, qui sont souvent des moments de lecture, et notamment un récit, « Marcel Proust », consacré à la lecture du Côté de Guermantes, où l’on trouve ces mots bouleversants : « Je n’allais pas dormir au dortoir. Proust avait plus de valeur que le sommeil. » La littérature à la Kolyma, comme dans d’autres expériences extrêmes, joue un rôle important, essentiel, et même si elle est réduite à une portion extrêmement congrue, il n’est pas anodin que la Recherche fasse figure de symbole de sa puissance métaphysique.

Éditer des rômans

Dans un autre texte, un peu antérieur, Chalamov raconte « Comment on édite des rômans » à la Kolyma. Cette activité est celle des truands du camp, qui racontent de longues histoires à voix haute pour divertir les détenus, en « pompant la culture ».

« Éditer » dans le jargon des truands, signifie « raconter », et il n’est guère difficile de deviner l’origine de cet argotisme pittoresque. La narration d’un rôman, c’est en quelque sorte « l’édition » orale d’une œuvre.

Varlam Chalamov, Récits de la Kolyma, Verdier

Ainsi les truands renouent-ils avec une tradition orale largement révolue. Je songe évidemment aux histoires qui ont abouti aux contes de Perrault ou des Grimm (les « scribes du réel »), sauf que cette fois la littérature précède le récit oral : « Un rôman est toujours à moitié improvisé, car après avoir été entendu quelque part, il a été partiellement oublié, et il est agrémenté de détails nouveaux, dont le pittoresque dépend des dons du conteur ». Et un peu plus loin Chalamov détaille « les rômans les plus populaires […] Le Prince Wiazemski, Le Club des valets de cœur, l’immortel Rocambole5 — des résidus de cette étonnante littérature populaire russe et étrangère que dévoraient les habitants de la Russie du siècle dernier ».
On trouve aussi des classiques : « Parmi les sujets tirés des œuvres littéraires de qualité, Le Comte de Monte-Cristo occupe une position solide, alors que Les Trois Mousquetaires n’a aucun succès, est considéré comme un roman comique ».
Les truands de la Kolyma se transforment donc, à tour de rôle, en shéhérazades sibériennes qui racontent des histoires pour ne pas mourir. Mais si je vous rapporte cet épisode de la Kolyma apparemment éloigné du sujet de cet article, c’est pour mieux attirer votre attention sur le fait que, dans des univers absolument hostiles d’où les livres sont absents, le rapport à la littérature et à l’art est toujours un rapport au temps et à la mémoire — deux thèmes évidemment au cœur du projet de la Recherche.

Katyń, 1940

Et l’expérience de Jósef Czapski (1896−1993), auteur de l’extraordinaire Proust contre la déchéance, n’est pas si éloignée que cela des rômanciers de la Kolyma et en constitue une sorte de version documentaire, noble et savante6. L’histoire de Czapski étant connue, et désormais extrêmement bien documentée, je me contente de la résumer aussi brièvement que possible. Pris dans l’étau du pacte germano-soviétique, à l’Est les officiers de l’armée polonaise sont arrêtés par l’Armée Rouge en 1940, internés dans des camps, puis exécutés à la chaîne, d’une balle dans la tête, par les sbires de Staline : c’est le massacre de Katyń7. 4000 officiers et membres de l’intelligentsia polonaise disparaissent sans laisser la moindre trace. Quelques miraculés échappent à la tuerie, et parmi eux le capitaine Jósef Czapski, peintre dans la vie civile.
Au camp de Griazowietz, Czapski et ses codétenus décident, pour passer le temps, de se donner des conférences sur des sujets variés comme l’architecture, l’histoire ou l’alpinisme. Grand connaisseur de l’art et de la littérature française (il a passé plusieurs années à Paris), Czapski choisit de parler de la Recherche, et de peinture. Czapski avait été malade à Londres de la fièvre typhoïde et sa convalescence lui avait permis de lire l’intégralité de la Recherche. Sans aucun livre ni notes d’aucune sorte, à la seule force de la mémoire, il raconte aux prisonniers de Griazowietz qui était Proust, ses amis, son temps et parvient à résumer et à restituer le roman, tout en proposant un commentaire d’une grande finesse, où il fait montre d’une érudition parfaite.

Jean Zay, un ministre en prison

Le radical-socialiste Jean Zay (1904−1944), bien connu des historiens, l’est beaucoup moins des proustiens. Cet avocat brillant, doué pour l’écriture, n’a que 32 ans lorsque Léon Blum lui confie le ministère de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts. En quelques années seulement, il modernise et transforme en profondeur le système scolaire français. On lui doit également d’avoir initié l’ENA, le CNRS, le Musée d’Art Moderne et le Festival de Cannes en réponse à la Mostra de Venise, fasciste. Il démissionne de son poste à la déclaration de guerre et s’engage dans l’armée française avant d’être arrêté et jugé à la suite d’un simulacre de procès en 1940 : Vichy en a fait une de ses cibles prioritaires et lui inflige la même peine que Dreyfus. Depuis sa prison de Riom dans le Puy-de-Dôme, Jean Zay écrit des romans, des contes, des lettres, une sorte de journal de prison, magnifique (Souvenirs et solitude), et il lit beaucoup. Le 19 janvier 1941, il écrit à sa sœur Jacqueline : « Tu peux, dès maintenant, par conséquent, m’envoyer un colis de lecture. Mais surtout, n’achète pas d’ouvrages neufs ou coûteux ; quelques bouquinistes te procureront bien des occasions, fussent-elles sordides […] À titre de “suggestions”, comme on dit sur les paquebots, voici quelques idées : Balzac, Flaubert, Hugo (prose), Don Quichotte, Robinson Crusoë, Marcel Proust, Gogol […]8 ». En juillet 1942, une nouvelle lettre à sa sœur nous permet de savoir qu’il commence vraisemblablement sa lecture par À l’ombre des jeunes filles en fleurs : « Mme Weygle m’a prêté, sur ma demande, les trois volumes des Jeunes filles en fleurs et j’y suis plongé avec délices. Imagine-toi que je n’ai jamais lu Proust ! C’est ainsi… mais je ne l’avouerais qu’à toi ! ». Mme Weygle n’est autre que le cryptonyme utilisé par Zay pour déjouer la censure et masquer Renée Blum, la belle-fille de Léon Blum. Sa lecture de la Recherche s’achève en décembre 1942 puis, 15 mois plus tard, en mars 1944, il écrit, toujours à sa sœur : « Quand je sortirai d’ici, que de gens auront disparu ! Et ceux qui resteront, ayant vieilli de cinq lourdes années, me procureront l’impression extraordinaire décrite par Proust dans Le Temps retrouvé, lorsqu’il revint dans un salon, après vingt ans d’éloignement ».
Le 20 juin 1944, Jean Zay sort bel et bien de sa cellule, mais encadré par des miliciens qui le mènent à Cusset, non loin de Vichy, où ils l’exécutent.

Jean Zay

« Ce n’est qu’en prison que l’on comprend Proust »

Quelques pages de Souvenirs et solitude nous disent davantage quelle fut « la leçon de Proust » selon les propres mots de Jean Zay. Le 12 mai 1943, il atteint son millième jour d’emprisonnement et ce terrible anniversaire le ramène irrémédiablement à sa lecture récente de la Recherche : « Le prisonnier qui doit vivre des années entre quatre murs ne peut échapper au dilemme : se laisser écraser par l’idée et la sensation du temps, en subir l’obsession grandissante, chaque jour plus douloureuse ; ou bien le dominer, le vaincre, l’abolir […] La captivité modifie peu à peu la notion du temps, en bouleverse les dimensions. Ce n’est qu’en prison que l’on comprend Proust. Il voulait fixer le temps, c’est-à-dire l’abolir, car c’est la même chose. Qui l’arrête le supprime. Cette recherche du temps perdu, qui n’était que la quête d’un instant éternel, d’un instant “intemporel”, vécu sans discontinuité et sans ruptures, sans écoulement, la conquête d’un état d’équilibre où le passé n’est plus séparé de nous, se fond en nous, où l’avenir n’est plus attendu avec l’anxiété de l’impatience, ce merveilleux détachement qui permet au temps de s’identifier à notre être, de s’y incorporer en un sentiment d’éternité et d’immortalité, tout cela qui est en somme la recherche de l’absolu, la leçon de Proust, la prison en rend l’accès facile parce qu’elle nous ôte de force à tout ce que notre volonté ne quitterait pas sans combat, qu’elle nous impose toutes les conditions de l’expérience parfaite, comme si elle nous plaçait sous la cloche d’une machine à faire le vide9 ».

De Compiègne à Buchenwald, Jorge Semprun

L’expérience de la mémoire et du Temps sont également au centre du roman de Jorge Semprun Le Grand Voyage (Gallimard, 1963). Le narrateur y raconte le voyage, pendant 5 nuits et 5 jours, dans un wagon à bestiaux, de 120 déportés de Compiègne vers Buchenwald. Eminemment proustien dans sa façon d’aborder l’échec de la mémoire volontaire, le récit autobiographique désigne sans ambages cette filiation dans son premier tiers.

J’ai passé ma première nuit de voyage à reconstruire dans ma mémoire le côté de chez Swann et c’était un excellent exercice d’abstraction. Moi aussi, je me suis longtemps couché de bonne heure, il faut dire. J’ai imaginé ce bruit ferrugineux de la sonnette, dans le jardin, les soirs où Swann venait dîner. J’ai revu dans la mémoire les couleurs du vitrail, dans l’église du village. Et cette haie d’aubépines, seigneur, cette haie d’aubépines était aussi mon enfance. J’ai passé la première nuit de ce voyage à reconstruire dans ma mémoire le côté de chez Swann et à me rappeler mon enfance. Je me suis demandé s’il n’y avait rien dans mon enfance qui soit comparable à cette phrase de la sonate de Vinteuil. J’étais désolé, mais il n’y avait rien.

Jorge Semprun, Le Grand Voyage, Gallimard, 1963

La lecture de Du côté de chez Swann devient pour le narrateur un souvenir d’enfance en soi, un rôman qu’on s’édite rien que pour soi, pour s’abstraire, pour se retrancher en soi. Et Le Grand Voyage trouvera un écho inattendu, quelques années plus tard, en Grèce.

Un traducteur en prison 

Le grec Pavlos Zannas, critique de cinéma, découvre l’œuvre de Proust en 1951. Seize ans plus tard, il « est arrêté en raison de ses prises de position contre le régime dictatorial instauré en Grèce le 21 avril 1967, et en particulier pour son implication dans le réseau de résistance à la dictature « Défense démocratique », traduit en cour martiale et condamné à dix ans et demi de détention« 10. A partir de 1969, avec pour seul aide un exemplaire du Petit Robert, Zannas commence à traduire Du côté de chez Swann, dans une geôle partagée avec cinq ou six détenus.
Si vous souhaitez davantage de détails sur cette histoire extraordinaire et émouvante, je vous invite à lire l’article de Nicolas Christodoulou, La Recherche en grec : une première traduction, et le texte très documenté de Lucille Arnoux-Faroux, « Quand on est seul, on peut demander l’aide de Swann. ». Lire – et traduire – Proust en Grèce pendant la dictature. 

« Swann viendra »

Au moment où il commence à traduire Swann, Zannas lit Le Grand Voyage de Jorge Semprun, qui résonne immédiatement en lui d’une façon profonde et intime : « Dans la nuit noire de 1943, enfermé dans un train qui le conduit à un camp de concentration hitlérien, un Espagnol – membre de la Résistance française – essayait, pour survivre, de reconstituer dans sa mémoire le côté de chez Swann » écrit-il dans un texte destiné à accompagner son édition de Du Côté de chez Swann11. Et un peu plus loin, dans le même texte, il fait cette confession déchirante : 

Je sais que cette histoire est vraie, je sais que quand on se retrouve tout seul (même avec cinq ou six camarades autour de soi), […] on peut demander de l’aide à Swann, pour qu’il nous prenne par la main et nous conduise à Gilberte […], à Albertine, à Oriane de Guermantes, pour nous amener près de la mélodie de la Sonate […] et des tableaux d’Elstir. Et Swann viendra. Il suffit qu’un jour une main (n’était-ce pas la main même de Swann ?) nous ait donné ce livre […] et ait tourné la première page pour commencer avec nous la Recherche ».

Pavlos Zannas poursuivra sa traduction de Proust en prison avec A l’ombre des jeunes filles en fleurs, puis il bénéficiera d’une remise de peine et sera finalement libéré en 1972.
Natalia Ginzburg demandait-elle aussi l’aide de Swann lorsque, assignée à résidence par le pouvoir fasciste de 1940 à 1943 avec son mari Leone et son fils Carlo, à Pizzoli dans les Abruzzes, elle traduisait Du côté de chez Swann ? Swann lui fut-il d’une quelconque consolation quand Leone fut torturé à mort par la Gestapo ? Toujours est-il que cette grande autrice italienne se trouvait immergée dans la Recherche (Swann en l’occurrence) au pire moment de son existence — comme Czapski, comme Chalamov, comme le narrateur de Semprun, comme Zannas et comme Philippe Lançon.

Laure Murat, une prison de verre

Parfois aussi les princesses sont assignées à résidence, captives d’un château ou d’une prison de verre, et en guise de geôliers une famille dont les rites leur sont devenus incompréhensibles et méprisables. Ce n’est pas seulement une métaphore empruntée à l’univers des contes de fées, car c’est justement l’expérience vécue par Laure Murat, telle qu’elle en fait le récit dans Proust, roman familial (Robert Laffont, 2023). Dans ce livre, qui a porté un temps le titre de Proust ou la consolation, elle raconte comment la fréquentation constante de la Recherche lui a permis de faire finalement l’expérience du réel, et de faire passer son milieu familial (aristocratique) de l’état gazeux à l’état solide par un processus qu’elle emprunte à la chimie, « la sublimation inverse ».  Comme elle le dit avec une belle économie de mots dans le communiqué de presse de son livre (car il n’est pas douteux qu’elle en soit l’autrice, même si ce texte est rédigé à la troisième personne), « Cette révélation sera suivie d’un second choc. Dans ce milieu social qui entretient le récit d’une domination révolue, où tout se sait sans que rien ne se dise, elle décide de briser un tabou en révélant sa vie amoureuse, qui entérine sa rupture familiale. La relecture de la Recherche lui ouvre à nouveau les yeux sur le système d’ostracisation, les stratégies d’exclusion et les non-dits qui frappent les enfants de Sodome et Gomorrhe. » Ainsi fallait-il d’abord, et en toute logique, sortir du placard pour mieux s’évader du château et passer « d’une lecture verticale du monde, monolithe, hiérarchique, autoritaire, héritée de l’Ancien Régime et du XIXe siècle, à une lecture oblique plurielle, globale et en trois dimensions de l’univers. De la claustration à l’ouverture. Du passé à l’avenir. » Dans le dernier chapitre, « À la recherche du temps perdu ou la consolation », Laure Murat s’interroge sur le pouvoir réparateur de la Recherche : « Proust se doutait-il seulement qu’en échafaudant son roman il inventait un secours plus puissant que la tendresse d’une mère absente ? ».  Ce secours n’est rien moins qu’intellectuel, celui des livres dans des prisons solides ou bâties sur des vents mauvais.

Puissance de la littérature

On dit souvent que la lecture est une évasion, au sens propre comme au sens figuré. C’est vrai, car les clichés abritent en leur sein de profondes vérités. Mais cette évasion, illusion qui plaît à nos sens, n’est pas un mouvement centrifuge, vers l’extérieur : bien au contraire ce mot désigne la création d’un espace mental, parallèle, non pas extérieur mais bien tout intérieur, un espace du dedans, dans lequel des déportés, des prisonniers, des reclus, des assignés à résidence, des endeuillés vont pouvoir s’évader. La puissance d’abstraction de la littérature est immense, son pouvoir d’exfiltration (symbolique) total, en ce que le lecteur s’abstrait grâce à elle de réalités effroyables et innommables.

L’évasion vers l’ailleurs se comprend ainsi comme visée d’un casanier renforcé, d’un ici amélioré. S’évader du quotidien — par exemple, par la lecture d’un roman, d’une bande dessinée, ou par le spectacle d’un film — est une opération qui ne relève pas de l’évasion au sens propre mais, tout au contraire, d’un enracinement délibéré : puisque, loin d’être mis dehors, on est ramené par cette « évasion » dans un dedans inexpugnable, forteresse imprenable dont l’effet n’est pas tant de divertir mais de protéger du réel, en en effaçant miraculeusement les caractères mouvants et incertains.

Clément Rosset, Le Philosophe et les sortilèges, Editions de Minuit, 1985

Pour ces hommes et ces femmes aux expériences tragiques, extrêmes, Proust est — ou fut — cette forteresse, comme elle l’est, le fut ou le sera pour d’autres lecteurs, anonymes mais non moins précieux — et dont le besoin de consolation sera peut-être, ainsi, rassasié.

Article mis à jour le 15 septembre 2023 suite à la parution de Proust, roman familial de Laure Murat.

  1. in Roger Chartier, Pratiques de lecture, Payot 1985 []
  2. Dans Le Temps retrouvé, le Narrateur se voit comme « un rude directeur de conscience », « mort au monde » []
  3. Propos de Philippe Lançon dans l’émission « Répliques » d’Alain Finkelkraut du 1er septembre 2018, La mort de la grand-mère dans la recherche du temps perdu []
  4. Sur ce sujet, voir « Douces choses férocement lointaines » : deux lectures de Proust dans les camps soviétiques de Guillaume Perrier []
  5. Sur l’influence de Rocambole sur la société russe, et plus particulièrement l’aristocratie du XIXe, on peut écouter cette émission incroyable de France Culture, Quand des aristocrates russes devenaient escrocs sous l’influence des aventures de Rocambole []
  6. Dans les deux cas, ce sont des « hommes-livres » []
  7. Après des années de falsification et de dissimulation, l’accès aux archives soviétiques a permis de retracer l’ensemble de cette histoire tragique, magistralement mise en images dans le documentaire « Katyń, 1940 » (ARTE, 98′). Le capitaine Czapski apparaît à plusieurs reprises dans ce film, disponible en VOD []
  8. Jean Zay, Écrits de prison 1940–1944, Belin, 2014 []
  9. Souvenirs et solitude, p.454 (Belin, 2010 []
  10. Lucille Arnoux-Farnoux, « Quand on est seul, on peut demander l’aide de Swann. ». Lire – et traduire – Proust en Grèce pendant la dictature, in Vivre comme on lit, Hommages à Philippe Chardin, PUF, 2018 []
  11. « Αναζητώντας… » [« À la recherche… »], Hiridanos, 1970 []
Categories: Proustiana

2 Comments

Matthieu Wehrlé · 2 mai 2020 at 17 h 18 min

Cet article admirable appellerait bien sûr nombre de prolongements, et notamment il montre que l’expérience de lecture réelle de ces lecteurs au bord de la mort répète, en fait, ce qui se passe dans le roman : Bergotte a absolument besoin du petit pan de mur jaune avant de mourir, le Narrateur a besoin de Bergotte pour se consoler, etc. Cela appelle une autre question : y a‑t-il eu, avant La Recherche et sans compter la Bible bien sûr, un livre équivalent pour les prisonniers et victimes de tous horizons, au XIX° siècle ? Hugo a‑t-il servi à cela, par exemple ?

Yabi -Vigne Patricia · 22 janvier 2021 at 18 h 21 min

Je cherche à retrouver le quizz sur l œuvre .

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