Entretien avec le Professeur Strocmer

Published by Nicolas Ragonneau on

Victor Hugo (1802−1885). « Victor Hugo et l’un de ses petits-enfants, caricature et lettres historiées ». Crayon de graphite, plume et encre brune, double feuille de papier à lettres de deuil. Paris, Maison de Victor Hugo.

J’avais caressé, sans trop y croire, connaissant sa modestie légendaire, son goût du secret et de l’effacement à côté duquel Maurice Blanchot fait figure de jetsetter, l’espoir de pouvoir obtenir un entretien avec le professeur Strocmer. N’ayant rien à perdre, je lui envoyai quelques questions et, ô divine surprise, je reçus cette réponse deux jours plus tard :
« Cher Nicolas
Vous le savez, je n’aime guère m’exposer en public in nomine mihi : aussi ai-je préféré laisser mes amis vous répondre. Du reste je le leur dois bien : d’une certaine manière, existerais-je sans eux ?
Bien à vous
Paul. »


Tout d’abord, Je sais que vous avez des amis en Iran et au Moyen-Orient. Avez-vous pu recueillir de leurs nouvelles récentes ?

Paul Verlaine, feuillet tombé de l’album zutique.

Les confinés
Déracinés
Sans Roxane

En leur palais
N’ont plus de let-
tre persane ;

Tout suffocant
En l’Orient
Quasi vide

Usbek se plaint
Qu’il est atteint
Du covide ;

Quant à Rica
On dit qu’il va
L’âme en peine

Tandis que dure
La dictature
Iranienne

J’aimerais ensuite vous demander comment vous allez et comment vous avez traversé cette période étrange du confinement.

Michel de Montaigne. Ores ne traverse guère ces temps estranges, puis que traverser nous est desfendu tout net asteure ; et si, me tiens rassis et content, en ma librairie comme en moi- mesme ; vrai est que, le disoient jà nos Anciens, 

si hortum in bibliotheca habes, deerit nihil.

Certes, je puis tousjours chevaucher à hue et à dia, mais sur la carte seulement. Une plume fait ma monture ; l’escomptant, comme diroit l’un, détaschée de Pegase. Et qui sait si nous pourrons derechef aller hors, en l’avenir ? Oncques voyons le branle du monde n’estre plus si perenne, comme il souloit, ains aller son train en guise d’un coche mal caut, qui auroit versé en un taluz, tout gloiseus, quant et son équipaige.

La crise du Covid aura-t-elle son historien ou son annaliste, selon vous ?

Tacite. De Confiniis. Eodem anno, Macrone Philippoque consulibus, maxime timenda peste ab Orientis terris orta, senatus omnes, ne medici magis aegrotantium curandorum numero quam morbi gravitate vincerentur, concludendos decrevit. Quapropter spatium temporis minime adeo viae, templa, foraque urbis vacata, ut cladem accepta Lutetia videretur. Galli Romanorum a ludibrio, suorum ad luctum.

(En cette même année où Macro et Philippus étaient en charge, un mal terrible se répandit, venu d’Orient : aussi le Sénat décréta le confinement pour tout le monde, afin que les médecins ne soient vaincus non pas tant par la gravité de la maladie que par le nombre de malades à soigner. C’est pourquoi, en un moment, les rues, les temples et les places devinrent si vides, qu’on aurait cru que Lutèce avait subi un massacre. Les Français se moquaient des Italiens, pleuraient maintenant leurs morts.)

Beaucoup de gros et grands lecteurs ont confessé leur difficulté à lire de la fiction pendant le confinement. Est-ce également votre cas ?

Stéphane Mallarmé. Lire, et je sais qu’à plusieurs, fussent-ils par la crainte immarcescible d’un Mal innommé contraints, manque de le pouvoir en soi, à se confiner en leur demeure, cela semblerait l’Inutile même, en temps de morne comfort, où l’échange seul de paroles et fruste, devant maint écran, suffit à ce mal d’être deux, à d’autres plus solitaires parut, naguère, en tant qu’effleurés d’un peu près par l’aile en papier d’un Rêve aboli, soudain l’essentiel ; encore que, à l’invention de ceux que de pardonnables naïfs, hâtivement nommèrent romanciers, nous devions souvent, comme en le simple passage, sur une vitre sale, d’un Art réduit à chiffon de ménage, le récit prétendu transparent mais, dirais-je, une fois dépouillés les oripeaux de l’affreux Réalisme, plutôt triste réverbère ombrant, de son dérisoire ou fallacieux constat, le Réel. Préférable à ces clartés louches, luit le Poëme, en ce cristal d’écrire toujours dissimulé ; sinon sa rieuse imitation.

Est-ce que vous croyez à ce que les médias et certains « spécialistes de tout » appellent « le monde d’après » ?

Samuel Beckett. Confins de partie.

Finn

Qu’est-ce que tu fous ?

Man (Immobile)

Je confine. Ça ne se voit pas ? (Il tousse)

Finn

Pas plus que d’habitude. (Un temps. Long.) Dis… est-ce qu’on ira dehors ?

Man (lyrique)

Ah ! Dehors ! (Un temps.)

Finn

Je veux dire… après ? 

Man (incrédule)

Après… après quoi ? après nous ? (Un temps. Toux.)

Finn

Non… après… (geste hésitant)… après tout…

Man (explosant)

Après, après… tu en as de bonnes, toi ! Tu as senti un après, depuis hier ? Un frémissement d’après ? Qu’est-ce que c’est ? (Toux) C’est un monde, que tu veux ? Et puis quoi encore ? Avec des boutiques ? des trottoirs ? de l’espoir ? des gens, tiens, pendant que tu y es ! Môssieu voudrait voir des gens, peut-être… (se haussant du col) tu m’as moi, Man. Ça ne te suffit pas ? Des fois, je résume assez bien l’humanité, tu sais. Même malade (Il tousse). Surtout malade ! Et qu’est-ce que ça changerait d’avant, hein, tu peux me le dire ? Après tout… après tout, qu’il dit ! (Longue quinte).

(Un temps. Finn rampe jusqu’au frigo. Man le regarde ramper. Sa tête doit suivre la reptation de Finn, exactement à la même lenteur.)

Finn (rampant)

Il… reste… de… la… pizza ?

Votre père était un grand épidémiologiste. Qu’aurait-il pensé de la pandémie ?

Marcel Proust. En sortant de l’hôtel des Guermantes où, pour la première fois depuis de longues semaines, j’avais accepté de me rendre, non sans m’être dûment affublé des ornements sanitaires cousus par Françoise, et passé les mains à ce qu’elle persistait à baptiser le « gel hydrolaconique », cuir délicieux que je percevais comme une réminiscence naïve mais somme toute exacte du silence qui avait figé Paris pendant deux mois, j’avais eu tout à coup une pensée pour mon père, tenace et fugitive à la fois, comme le bon fantôme qu’il n’avait jamais cessé d’être. On se souvient comment ses rapports éclairés sur les épidémies à venir, ignorés, brocardés même, de son vivant, apparaissaient maintenant comme ces Livres Sibyllins que les Romains n’avaient pas voulu acheter de prime abord, négligence que Norpois ne se privait pas de rappeler au gouvernement, surjouant l’indignation le long d’articles rageurs dans Le Figaro, feignant d’ignorer que lui-même, à l’époque où mon père ne cessait d’alerter sur ce danger impalpable et trop abstrait pour un diplomate — dont l’intelligence, limitée par l’habitude à ne percer que des intentions humaines et des complots entre Etats, ne peut apparier en un couple de notions efficaces des expressions aussi éloignées l’une de l’autre en apparence que « méfiance envers la Chine » et « lavage de mains » —, l’avait qualifié un jour en plein Conseil, dans le style faussement cultivé mais réellement pompeux des gens de son espèce, de « Cassandre des microscopes ». On comprendra mieux le revirement de Norpois quand on saura que, bien loin de devoir ce changement d’avis à une quelconque réflexion sur l’épidémie, il avait en réalité perdu toute influence sur le nouveau Ministère. Tant l’ambition blessée va toujours plus loin en lucidité que la lucidité. Tout en songeant à ces traités d’hygiène si précis, à présent si prophétiques, que mon père, bourreau de travail, avait pourtant toujours rédigés comme en coup de vent, entre deux congrès et deux malades, je regrettais d’avoir perdu ces semaines précieuses à ne rien écrire une fois encore et me persuadai que, décidément, je n’étais pas fait pour cette vocation d’écrivain que j’avais finalement passé plus de temps à rêver qu’à mettre en œuvre. 

Mais c’est souvent au moment où tout semble perdu, où l’inertie causée par l’habitude et les plaisirs vous enfonce chaque jour un peu plus dans la gangue de confort où tout projet semble un effort inaccessible et vain, parce que seule notre paresse l’appelle ainsi pour éviter d’avoir à s’y confronter, que surgit le petit appel d’air qui deviendra bientôt le grand souffle de nouveauté dont notre esprit blasé avait tant besoin. La cour de l’hôtel, désertée par les domestiques parce qu’ils n’avaient plus le droit de s’y regrouper, désespérément plate car on l’avait restaurée juste avant le confinement, n’offrait aucune aspérité, aucun pavé mal équarri où j’aurais pu enfin trébucher. Seule une coupure de journal y traînait, sans doute apportée par le vent. J’y jetai distraitement les yeux, pressé de trouver un fiacre, engoncé dans mon masque, me faisant à moi-même l’effet cocasse d’un bandit de grand chemin prêt pour l’attaque de la diligence. La page arrachée y étalait en un titre aussi gros que superficiel les derniers détails du procès Lemoine, procès qui jusqu’alors, tout préoccupé que j’étais d’Albertine et de ma jalousie, n’avait guère retenu mon attention. Aussitôt mon humeur maussade s’évanouit : toute spéculation sur ma stérilité littéraire apparut comme la construction factice, complaisante et mélancolique, d’un jeune homme  fragile qui se refuse à prendre la littérature pour ce qu’elle sait être quelquefois, un jeu léger qu’une ronde d’imitateurs virtuoses se repasse en guise de mistigri, comme des jeunes filles jouant à la bague par un beau jour de vacances, et que l’on voudrait aimer toutes. Celui qui serait tenté, depuis sa plus tendre enfance, par le rêve immense et fou de traverser un océan à la seule force de ses bras, a peut-être raison de commencer, modestement, par apprendre à nager comme les autres dans les eaux riantes, sincères, cristallines de la Vivonne. Combien d’impressionnistes Elstir n’avait-il pas copié, avant de trouver cette manière inimitable de faire jouer la lumière dans ses toiles, comme si le ciel et la mer étaient sur le point d’échanger leurs qualités, bien plus, leur nature respectives ? Combien de petites phrases de César Franck, de Debussy, de Fauré, patiemment reproduites chez un Vinteuil, avant de pouvoir faire entendre le scintillement magique et frêle de la sienne propre ? Aujourd’hui, puisqu’en ces vastes régions de l’Art où tout n’est pas encore exploré, le temps ne se déroule pas selon la triste linéarité de la vie, mais ne cesse de procéder par boucles, par retours, comme si chaque nouvelle oeuvre était douée d’une fascinante, d’une inexplicable puissance de rétroaction, on allait jusqu’à prétendre qu’Elstir avait inspiré Monet, que Vinteuil avait influencé Debussy. Mais c’était plus encore. Je repensai à ce vieux professeur du nom de Paul Strocmer — nom bizarre et comme inventé, dont les sonorités m’évoquaient irrésistiblement le choc des vagues sur un récif granitique, au large d’une côte bretonne —, ami de Bergotte, que j’avais croisé quelquefois chez lui, auteur de tant de pastiches si habiles, en vers comme en prose, qu’il nous avait aidé à traverser le désert de ces jours étranges et presque immobiles, par la précieuse livraison toujours renouvelée de ces petites madeleines littéraires à la saveur, à la forme parfaites, sans autre ambition que de raviver, au palais gourmand des amateurs, le souvenir des vrais livres. Alors, élégantes et joyeuses, chatoyantes dans leurs colliers de faux diamants, amusées d’avance par le bal masqué qui s’annonçait, se levèrent, légères comme ces belles Vénitiennes un jour de carnaval, les phrases imitées de Régnier, de Faguet, de Sainte-Beuve, toutes me racontant, de leur accent suave et quelque peu suranné, à la manière de leurs véritables auteurs, en un dernier hommage rendu à ces œuvres dont mon génie propre, et le jugement impitoyable du Temps, effaceraient bientôt toute trace sur ces parois de liège entre lesquelles la postérité s’apprêtait pour toujours à confiner mon image, l’affaire Lemoine. 

Que peut la littérature face à cette crise ?

Paul Strocmer. Pour une question si grave, il m’a semblé cette fois nécessaire de faire appel à des sommités que je n’avais pas encore consultées. Il se trouve que j’avais au grenier une table tournante quasi neuve, encore sous garantie, puisque de moins de deux cents ans. Après quelques tours de chauffe où nous ne parvînmes qu’à faire revenir l’absence de Maurice Blanchot, au tour suivant, enfin, apparut le spectre majestueux de Victor Hugo, en pleine forme comme toujours. Notre ami Samuel se logea discrètement dans la queue du chat.

Maurice Blanchot. Dans le confinement la littérature s’absente ; mais, dans cette absence, se révèle le sens de sa mission paradoxale, essentielle. Eurydice doit être perdue, non pas pour qu’Orphée la retrouve, mais au contraire pour que, dans le signe de sa perte toujours advenue, surgisse un chant, le chant pur de l’absence de signe et du signe de l’absence. Ainsi le confinement se renverse-t-il en l’ouverture même : ouverture de la voix, de la fenêtre, de l’écran, où chacun, de son manque d’œuvre, fait signe vers l’œuvre du manque : le selfie à la guitare.

Victor Hugo. Le Confinement des Siècles, Deuxième partie : « La Sortie », première section : « Doutes », poème MCCCXLIX, extraits. 

AEGROTAT ORBIS

1 Mes frères confinés : écoutez le Poète.  
Porté par un vol sûr, son œil de gypaète    
A vu l’humanité qui souffre. Sans tarder    
Il descend, des cieux où il trône, apporter 
5 Le rien qu’il fait, et qui peut tout : c’est le poème.    
Il soigne le virus, fait taire le blasphème   
Où le riche se rit du pauvre qui a mal.   
C’est le cri de Scipion marchant contre Hannibal ;   
C’est le reproche aux grands ; c’est un chant de louanges
10 Aux soignants que l’habit métamorphose en anges,    
Au réanimateur, au vaillant infirmier,    
A ceux qui jour et nuit triomphent du charnier !
(…)
661 Et puis : il y a la femme. O caissière, ô nourrice,      
Mère que le devoir a fait institutrice      
Tu mérites ta place à la droite des Dieux !      
Quel ministre oserait dire qu’il a fait mieux ?
665 Macron, Véran, Philippe, au front plein d’arrogance,      
Révérence devant la femme ! Elle est la France.     
Elle est la clarté douce en l’ehpad enfiévré,      
Elle est l’ombre apaisante au vieillard délivré :      
La femme est tout cela. Son âme de lumière
670 Du coronavirus triompha la première !      
etc. 

Samuel Beckett. Ça peut peu.


5 Comments

Georges Roux · 21 mai 2020 at 8 h 28 min

Une authentique admiration et une interrogation sur le processus qui permet l’elaboration de tant de merveilles

ronsmans · 21 mai 2020 at 9 h 48 min

Cher Monsieur Ragonneau, je ne saurais trop vous remercier de cet entretien avec le Professeur Paul Strocmer.
Au delà de questions incisives portant sur le Confinement, mythe ou réalité, les réponses du professeur avec ce sens aigu de la prosopopée dont il use avec bonheur, renvoie comme en miroir, au dévoilement d’un Professeur Strocmer dont l’aura a toujours su flotter, impalpable, dans un étrange et sensible portrait chinois.
De sorte que j’ai ressenti à la fois joie et frustration.
Fiévreusement je cherchai à en savoir davantage en consultant les pages de wikipedia. Je vous avoue, cher Nicolas Ragonneau que la désillusion n’en fut que plus cruelle.
En particulier dans la section biographique où wikipédia comme un « circulez il n’y a rien à voir », fusait un implacable « cette section est incomplète »
Et de fait, vous n’ignorez pas comme moi, que Le Professeur Strocmer entretenait des liens étroits avec Zénobe Gramme et sa nombreuse famille.
Or cette réserve, je vous adresse mes plus vives félicitations pour avoir recueilli autant de déclarations exhaustives et pertinentes.
Juste, une petite observation. Nous avons le témoignage de Maurice Blanchot. Mais quid de la dialectique partagée avec Gilles Deleuze dans le « confinage » de l’espace- temps. (Deleuze a toujours manifesté une grand hostilité à l’usage du terme « confinement »)
En vous remerciant, l’un de vos humbles et fidèles lecteurs

Guz · 21 mai 2020 at 10 h 05 min

Émerveillée

Jacques Géraud · 21 mai 2020 at 10 h 34 min

Brillantissime, Nicolas !

Leprince · 21 mai 2020 at 12 h 56 min

Enchaînement étourdissant. Voix d’autrefois retrouvées qui émeuvent, pour des réflexions sur un aujourd’hui qui étourdit aussi. Il y a, semble-t-il au vieux lecteur que je suis, chez le mystérieux professeur PS, après tout ce qu’il a vécu, vu, lu, pensé, écrit, l’ivresse d’un savant et malicieux POST SCRIPTUM où tournoient les échos d’une civilisation – « valse mélancolique et douloureux vertige »…

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