Entretien avec Nathalie Mauriac Dyer
Entretien avec Nathalie Mauriac Dyer, grande spécialiste des éditions posthumes de la Recherche, de la génétique proustienne et responsable de l’équipe Proust à l’ITEM. Pour Gallimard, elle a établi l’édition des Soixante-quinze feuillets inédits de Marcel Proust.
Arrière petite-fille de Robert Proust et petite-fille de François Mauriac, Nathalie Mauriac Dyer occupe ainsi une place singulière au sein de la critique proustienne. Spécialiste des posthumes de la Recherche, cette directrice de recherche au CNRS, généticienne, responsable de l’équipe Proust de l’ITEM, poursuit les séminaires d’édition génétique sous un format original : ouverts à tous, ils permettent de préparer l’édition diplomatique des cahiers Proust. Par ailleurs, et pour évoquer son actualité la plus récente, Nathalie Mauriac Dyer célèbre le 50e numéro du Bulletin d’Informations Proustiennes (BIP) qu’elle dirige (en vente en avant-première dans la boutique en ligne de la SAMP), et vient de publier, avec Cécile Leblanc et Françoise Leriche, les actes d’un colloque consacré aux Musiques de Proust aux éditions Hermann. Enfin, en mars 2021 les lecteurs du cahier de l’Herne Marcel Proust pourront découvrir « Silence sur une mélodie. Proust et Reynaldo Hahn », sa contribution consacrée à la présence de Reynaldo Hahn dans une variante peu explorée de la Recherche.
Une question quasi rituelle pour commencer, mais qui en ce qui vous concerne prend une saveur toute particulière. Un atavisme certain vous interdisait d’échapper à Marcel Proust, mais vous auriez pu, comme c’est souvent le cas quand il s’agit d’affaires de famille, faire une sorte de rejet ou développer une allergie. Au contraire, vous avez consacré toute une vie de recherche à Marcel Proust. De votre première expérience de lectrice de la Recherche, quel souvenir avez-vous conservé ?
La littérature et l’écriture étaient une véritable religion dans ma famille. J’ai grandi dans une bibliothèque de littérature française. Mon père, Claude Mauriac, était écrivain et critique, toutes les nouveautés s’empilaient à la maison, c’était un bonheur de feuilleter tout ça. Je n’ai pas fait de rejet, j’ai plutôt essayé de prendre la tangente. Je me suis dit, puisque moi aussi j’aimais la littérature, que ce serait une bonne idée, pour trouver ma place, de m’éloigner le plus possible de la littérature française. Je me suis découvert sur le tard, après plusieurs années d’enseignement, une passion pour le grec ancien. Au Ve siècle avant J.C., pas de risque de croiser la famille, pensais-je. Alors que je mettais la dernière main à mon DEA de littérature grecque, un matin de juin 1986, mon père m’appelle pour me dire qu’il vient de découvrir une dactylographie corrigée de la main de Proust, intitulée Albertine disparue (il a raconté cette découverte dans le tome X du Temps immobile, L’Oncle Marcel). Il m’invitait à venir la voir sur-le-champ. Je lui ai dit que c’était formidable mais que j’étais occupée, que je viendrais plus tard, dans la soirée. Aujourd’hui évidemment je n’aurais pas attendu une minute. Donc j’arrive le soir, mon père avait laissé le manuscrit dans une chemise sur son bureau. Je m’assieds, la première page avec le titre, le nouvel incipit, est très émouvante, mais quand j’arrive à la page où Proust a ajouté au télégramme de Mme Bontemps, dans la marge, qu’Albertine est morte « au bord de la Vivonne », j’ai une espèce de flash, Albertine à Combray c’est incroyable, c’est un coup de foudre. Je suis prise. Je crois qu’un manuscrit conserve une certaine aura, dégage quelque chose. Ce manuscrit en tout cas, qui en quittant la rue Hamelin était allé chez Robert Proust, puis chez Suzy sa fille, et c’est tout. Il gardait une vraie fraîcheur. Ce qui a déterminé mon entrée « en Proust », ce n’est donc pas mon premier contact de lectrice (que vous me permettrez de garder pour moi) mais le choc de ce manuscrit. C’est cette rencontre qui m’a permis de pénétrer enfin véritablement dans l’œuvre, qui l’a rendue soudain complètement vivante : elle s’était en quelque sorte remise à bouger… C’est en tout cas ce que je reconstruis aujourd’hui.
À l’inverse, après des années passées sur les manuscrits de Proust, des années de colloques et de commentaires critiques, quel est votre sentiment sur la place qu’il occupe aujourd’hui dans la littérature mondiale ?
Ce n’est pas à moi d’en décider, ni aux universitaires, heureusement. Constatons simplement que ceux qui nous annoncent périodiquement que cette fois, Proust, eh bien, c’est fini, qu’on ne parlera plus de lui, ni de son œuvre, nient l’évidence.
Proust appartient à la catégorie des écrivains dits « à processus », dont les plans ne sont pas ou peu notés : l’œuvre se construit et s’ordonne au fur et à mesure qu’elle s’écrit.
Du point de vue de la génétique des textes, quel(s) auteur(s) pourrai(en)t se comparer à Proust dans le processus de création romanesque ?
Si on veut présenter deux « types » de genèse bien différents, on opposera, classiquement, Proust et Flaubert. Flaubert rêve, « marine » (c’est le moment que l’ancienne rhétorique appelait inventio), éventuellement il se documente en faisant de nombreuses lectures, les scènes se forment, il rédige alors un plan du livre (c’est le début de la dispositio), puis un plan plus détaillé, le plan devient scénario – c’est lui qui emploie le terme –, puis scénario détaillé, et c’est alors seulement que Flaubert rédige chaque scène, puis les reprend en travaillant avec acharnement le style (elocutio), et ce de manière extrêmement méthodique ; ensuite vient le manuscrit de mise au net, puis le manuscrit du copiste et le processus éditorial peut commencer, qui ne changera plus grand-chose. Pierre-Marc de Biasi a très bien expliqué tout ça. C’est ce que les généticiens appellent dans leur jargon une écriture « à programme ». Avec Proust rien ne se passe ainsi. Il appartient à la catégorie des écrivains dits « à processus », dont les plans ne sont pas ou peu notés : l’œuvre se construit et s’ordonne au fur et à mesure qu’elle s’écrit. Il n’est pas le seul dans ce cas-là (un autre exemple majeur serait Stendhal), sauf qu’avec lui, on parle d’un seul roman, dont la genèse s’étend sur une quinzaine d’années et qui ne cesse de s’amplifier ; et d’un écrivain qui, à mesure que l’œuvre se déploie et que les manuscrits se multiplient, n’a de cesse, tout en ajoutant, de déconstruire avant de reconstruire. Si bien que la genèse ne fonctionne pas chez lui, comme chez Flaubert, de manière somme toute linéaire et prévisible, mais en boucle ou spirale : la phase « brouillon » n’est jamais vraiment dépassée, elle se réintroduit à chaque étape, non seulement dans les cahiers dits de « montage » ou de « mise au net », mais sur les dactylographies, sur les placards, sur les épreuves, c’est-à-dire à des moments où, en principe, les corrections devraient se raréfier de plus en plus… Il arrive que ce soit sur les dactylographies et les placards que Proust réalise des changements décisifs : trouver ou fixer l’incipit, déplacer des scènes de plusieurs tomes, inventer un personnage (Vinteuil !) ou un rebondissement narratif (la nouvelle mort d’Albertine). D’un point de vue « proust-économique », ce n’est pas très rationnel : non seulement les passages raturés, récrits, les éternelles paperoles, cela complique tout pour les éditeurs et les imprimeurs (cela, c’est bien connu), mais surtout, pour l’œuvre, c’est très risqué. Si le processus est brutalement interrompu, l’œuvre est figée dans un état encore effervescent, instable, d’entre-deux. C’est ce qui s’est passé à l’automne de 1922 : un petit ajout avait provoqué la nécessité d’une refonte d’envergure, mais la recomposition n’a pu avoir lieu, la mort a saisi le vif. Au fond, Proust était joueur jusque dans l’écriture, et son dernier coup de dés a été perdant. Enfin, ce qui est fascinant chez lui, c’est la conjonction entre cette plasticité formelle et la fidélité à son répertoire thématique. La plasticité me semble répondre à deux buts : d’une part, une composition toujours plus raffinée, car Proust est un grand compositeur, un grand constructeur ; d’autre part, la recherche d’un perpétuel « allons plus loin » du côté de la vérité — de la sensation, de l’impression, de l’idée… Les perpétuelles réécritures ne sont pas une recherche du style parfait (à la Flaubert) qui n’intéresse en rien Proust, mais celle de l’idée juste. Au fond, Proust est d’abord un penseur. Peut-être en cela faudrait-il le rapprocher plutôt de Montaigne et de Pascal — autres auteurs d’œuvres inachevées —, mais vous vouliez des romanciers.
J’ai lu quelque part qu’on estime à 100000 le nombre de lettres que Proust aurait écrites, et que seules 30000 sont connues. Quel est votre avis sur ce chiffre, vous paraît-il recevable et selon vous en reste-t-il beaucoup d’inédites, susceptibles de réapparaître ?
Pour alimenter le projet « Corr-Proust » de réédition électronique de la correspondance (projet franco-américain piloté depuis Grenoble par Françoise Leriche), le corpus de 5300 lettres environ publié par Philip Kolb chez Plon entre 1970 et 1993 a été entièrement renuméroté, sur le modèle « CP00001 », de façon à pouvoir (au besoin !) arriver à « CP99999 »… Mettons que Proust ait tenu une correspondance régulière entre 1891, l’année de ses vingt ans, et sa mort en 1922. S’il avait écrit neuf lettres par jour pendant ces 31 années, on arriverait en effet à 100 000 missives. Neuf lettres par jour, cela paraît énorme, mais les lettres comprennent aussi les télégrammes, les billets domestiques, tous ces petits échanges quotidiens rapides avec les amis et les proches, pas forcément longs ni « intéressants »… Aujourd’hui, nous produisons tous, presque tous les jours et sans y penser, plus de dix méls et textos… Le chiffre de 100 000 missives ne paraît donc pas impensable. Mais si l’on ne retrouvait ne fût-ce que cinq mille lettres supplémentaires pour porter à 10 000 le nombre de lettres connues, ce serait déjà formidable. Il est vraisemblable que les descendants des innombrables connaissances de Proust en possèdent encore. On ne peut qu’espérer les voir apparaître.
Parlons un peu du séminaire d’édition génétique que vous organisez, et qui est ouvert à tous. Quelle est la sociologie des participants et comment l’avez-vous vu évoluer au fil des années ? On sait par exemple que hommes sont de moins en moins présents dans les études littéraires.
Ce séminaire a lieu à l’ENS de la rue d’Ulm, où l’on a découvert, à l’issue du concours atypique de cette année (sans oral) que, curieusement, une proportion beaucoup plus importante de jeunes filles étaient admises… Vous savez, c’est comme dans les orchestres : quand on a décidé de faire jouer les candidats derrière un rideau, curieusement on a recruté plus de femmes… Jusqu’à présent, je n’avais pas eu le sentiment d’un déséquilibre des genres dans ce séminaire, à cause de la fameuse sociologie des concours, je suppose, mais cette année il est vrai que seules des jeunes filles se sont inscrites… Je tiens beaucoup à l’ouverture du séminaire, qui est une de ses richesses : s’y retrouvent donc des étudiants, des chercheurs et des professeurs, bien sûr, mais aussi des amateurs passionnés, des curieux, des passants, etc. — et comme nous sommes en train de basculer sur Zoom, crise sanitaire oblige, les horizons s’élargissent encore. On y rencontre tous les âges, et les genres y sont, je crois, à peu près équitablement représentés. Vous y êtes d’ailleurs le bienvenu si vous voulez vous rendre compte par vous-même et faire monter les statistiques !
Mais c’est [le séminaire] aussi et tout autant un lieu où apprendre à lire Proust « dans le manuscrit » couramment, ou à peu près.
Plus sérieusement, l’objectif du séminaire est de préparer les volumes de la collection des « Cahiers 1 à 75 de la Bibliothèque nationale de France » (Brepols-BnF), une édition diplomatique des cahiers. On y relit collectivement et on y corrige des transcriptions en les confrontant aux fac-similés numériques – puisque le fonds Proust a été intégralement numérisé entre 2008 et 2013 (http://www.item.ens.fr/fonds-proust-numerique/). Quand on a déchiffré et corrigé, on commente, c’est-à-dire qu’on cherche les tenants et aboutissants des folios du jour, dans d’autres cahiers ou manuscrits, dans les lectures de Proust, dans sa correspondance… Bref, on pose les bases d’une annotation critique. Mais c’est aussi et tout autant un lieu où apprendre à lire Proust « dans le manuscrit » couramment, ou à peu près. Mon prédécesseur Bernard Brun disait qu’on y faisait du « petit Proust », comme les khâgneux font leur « petit latin » ou leur « petit grec ». C’est une forme de proximité avec Proust en plein travail : on rend l’encre du porte-plume à nouveau fluide, en quelque sorte.
Vous avez publié un très intéressant entretien avec Bernard de Fallois dans la revue GENESIS. A la dernière question, vous tentez de susciter des souvenirs potentiels relatifs à cette dactylographie, mais sa réponse est assez sibylline. Est-ce que Bernard de Fallois connaissait vos travaux sur le dossier Albertine disparue et, si tel était le cas, quel était son sentiment à ce sujet ?
Ce sentiment il l’a gardé pour lui, s’il en avait un, car je crois que Bernard de Fallois s’intéressait surtout au Proust des débuts. En revanche je lui avais apporté l’édition du Cahier 54, et il a feuilleté le fac-similé avec gusto (il faut dire que c’est un cahier très spectaculaire par sa densité graphique et le nombre d’ajoutages) : je voyais bien que cela lui faisait plaisir, que c’étaient des retrouvailles.
Comment vos travaux sur les posthumes, qui posent du coup d’épineux problèmes de traduction pour le choix d’un texte de référence, ont-ils été accueillis en dehors de la France ?
Après une petite recherche, je vois que ce texte a été traduit en anglais, catalan, espagnol, italien, portugais et japonais. Mais pour les traductions intégrales de la Recherche, les traducteurs — Kazuyoshi Yoshikawa par exemple dans sa récente traduction japonaise — choisissent plutôt la version « longue », ce qui est tout à fait logique.
D’aucuns affirmaient que Robert Proust ne s’intéressait pas à la Recherche, et certains disaient qu’il ne l’avait même jamais lu. Ils se trompaient lourdement, ce que son travail sur les posthumes démontre à l’envi. Sans juger ses choix dans l’édition des posthumes, qu’est-ce que ce travail révèle de sa compréhension de l’œuvre de son frère ? Ou, en d’autres termes, peut-on faire le portrait de Robert en lecteur de Marcel ?
Oui, cela aurait été passionnant à mes yeux de savoir ce qu’il pensait, en particulier, dans « Combray », des portraits de la grand-mère, de « Maman », du reste de la famille, pour avoir en quelque sorte la contre-épreuve des portraits que fait Proust : étaient-ils ressemblants ? quelles transpositions reconnaissait-il ? Le seul texte de lui que nous avons sur son frère figure dans le numéro d’Hommage de La NRF du 1er janvier 1923. C’est vraiment un texte très touchant. Au passage, Robert Proust ne s’offusque en rien de ce que le narrateur de la Recherche soit fils unique. Il y voit, à juste titre, une œuvre de pensée, de philosophie…
On trouve partout la main de Robert sur les dactylographies des posthumes conservées à la Nationale, il a laissé aussi sa marque dans les cahiers. Nous possédons dans la famille ses notes de travail pour l’édition des trois derniers tomes. Tout suggère qu’il s’était plongé dans la lecture non seulement des volumes précédents mais des manuscrits, et connaissait les deux à fond. Il traquait les incohérences narratives, tout ce qui signalait l’inachèvement, et cela dès La Prisonnière, dont Proust n’avait révisé à fond que le premier tiers. J’ai publié il y a vingt ans sa correspondance avec les Éditions de la Nouvelle Revue Française, Jacques Rivière puis Paulhan, qui montre le sérieux avec lequel il a travaillé.
Pas moins de dix éditions d’Albertine disparue ont désormais été éditées, et vous dites qu’aucune ne fait autorité. Mais de la même façon, en quoi la dactylographie Mauriac serait-elle moins arbitraire que celle utilisée par Robert Proust et la NRF ?
Comme dit quelque part Genette dans Métalepse à propos de Proust, je ne voudrais pas « regratter ici une vieille plaie narratologique… », disons ici philologique et génétique, mais puisque vous me posez la question… « Pas moins de dix éditions d’Albertine disparue ont désormais été éditées » : effectivement, si on parle de dix éditions d’Albertine disparue, on va continuer à ne pas se comprendre… La plupart de ces dix éditions intitulées « Albertine disparue » sont des éditions de La Fugitive qui ne disent pas leur nom. Je me souviens nettement de ma grand-mère Suzy Mante-Proust très agacée que Pierre Clarac et André Ferré aient changé le titre de l’édition originale de 1925 pour la première Pléiade, en 1954 – Papa n’aurait pas choisi ce titre sans directives de Marcel, disait-elle en substance (et elle avait raison) – n’empêche que Clarac et Ferré, en philologues scrupuleux, n’ont pas voulu donner à un livre un titre qui ne figurait sur aucun manuscrit connu de l’auteur, et ont intitulé la suite de La Prisonnière La Fugitive. C’était parfaitement justifié. Ils n’avaient rien, pas même une lettre, où Proust aurait confié à Gallimard ou Rivière que le titre était finalement « Albertine disparue ». En revanche, le titre La Fugitive était attesté dans la correspondance.
Si on veut y comprendre quelque chose, alors oui, il faut réserver le titre « Albertine disparue » au texte ainsi défini par Marcel Proust sur la dactylographie corrigée en 1922, qui a été partiellement utilisée par Robert Proust en 1924–1925 (notamment pour l’emprunt du titre !), et retrouvée dans les archives de sa fille à sa mort en 1986.
Et oui, une dactylographie corrigée par Marcel Proust est en effet moins arbitraire qu’une dactylographie corrigée d’après elle par son frère. Elle n’est même pas arbitraire du tout ! Mais elle est, je vous l’accorde, extrêmement malcommode du point de vue éditorial, pour ne pas dire : impraticable, car elle coupe les ponts avec la suite des Sodome et Gomorrhe et avec Le Temps retrouvé. D’où la décision – pleine de sagesse – de Robert Proust, certainement en accord avec Jacques Rivière, d’en publier l’exemplaire de double non corrigé, ou à peu près. Beaucoup d’éditions ont poursuivi dans cette voie, longtemps par ignorance, parfois (depuis 1989) en donnant en note l’information indispensable.
Si on suit avec vous la piste d’un Proust inachevé, c’est un constat d’échec terrible, tragique, qui s’impose : à l’exception des Plaisirs et des Jours, Proust n’aurait alors jamais été en mesure de finir le moindre livre, malgré un vaisseau présentant une proue et une poupe, mais une grosse voie d’eau à l’arrière. Le temps serait alors perdu pour toujours…
Proust avait envoyé à Gaston Gallimard une dizaine de jours avant sa mort la première partie de Sodome et Gomorrhe III, c’est-à-dire « La Prisonnière », et presque bouclé sa seconde partie, « Albertine disparue ». Il avait fait annoncer dans La NRF une « suite » de « Sodome et Gomorrhe, en plusieurs volumes » avant Le Temps retrouvé… Et il s’était prémuni contre le risque inhérent à ses révisions permanentes en rédigeant les vingt cahiers dits de la mise au net (de Sodome I au Temps retrouvé). On imagine donc le soupir de soulagement qu’ont dû pousser Robert Proust et Jacques Rivière lorsqu’en dépouillant les manuscrits après la mort de Proust ils ont vu l’étiquette « Cahier XX et dernier », et qu’en le feuilletant ils sont tombés sur le mot « Fin »…
Aujourd’hui, on a la chance de pouvoir gagner sur les deux tableaux : satisfaire le désir, légitime, de lire une œuvre « achevée », tout en s’approchant au plus près de la dernière refonte proustienne […]
C’est vrai qu’à la mort de Proust, le roman était en danger de mort. Interrompre la publication après La Prisonnière, c’était vraisemblablement condamner à un oubli rapide les tomes déjà parus… Robert Proust et Rivière ont donc pris une décision de médecins d’urgence : il fallait intervenir, rapidement. Robert Proust s’y connaissait, il a pratiqué là un autre genre de chirurgie, réparatrice… Faute d’avoir pu soigner son frère il a soigné son texte…, et il l’a sauvé. C’est comme cela que je vois les choses. C’était un geste de piété et d’amour. Je le comprends certes mieux aujourd’hui. Si au début des années trente Robert Proust a refusé de communiquer aux Éditions de la NRF – qui manifestement voulaient révéler le pot aux roses dans une nouvelle édition – le « manuscrit original » (comprendre : la fameuse dactylographie corrigée), c’est qu’il estimait que c’était trop tôt, que le public n’était pas prêt… À en juger par l’embarras que ce manuscrit suscite encore aujourd’hui, alors que Proust est mondialement célébré et au panthéon de la littérature universelle, il n’avait pas tort !… Mais l’équipe de La NRF qui estimait que publier ce manuscrit serait « d’un intérêt capital pour la connaissance des procédés de travail de Marcel Proust » n’avait pas tort non plus… Aujourd’hui, on a la chance de pouvoir gagner sur les deux tableaux : satisfaire le désir, légitime, de lire une œuvre « achevée », tout en s’approchant au plus près de la dernière refonte proustienne : le renforcement de la présence des « côtés » et de la scène de Montjouvain dans la structure du livre, un vrai rebondissement du côté des amours d’Albertine à travers ses liens avec Saint-Loup, donc un nouvel aspect de Gomorrhe et Sodome… Je suis fière d’avoir poursuivi et complété le travail de Robert Proust, d’avoir pu faire en 1986–1987 ce qu’il n’avait pu faire en 1924–1925.
La « dactylographie Mauriac » d’Albertine disparue a désormais plus de 30 ans… Cette découverte (et vos travaux sur les posthumes) a été suivie de polémiques, qui semblent aujourd’hui apaisées, et elle a ouvert ce que vous appelez, dans Proust inachevé (Champion, 2005) la « quatrième période » d’éditions et de réceptions d’A la recherche du temps perdu. Cent ans après la mort de Marcel Proust, quelle serait alors l’édition idéale (en version papier comme en version numérique) de la Recherche ?
L’édition idéale c’est sans doute celle dans laquelle on a découvert et aimé le livre (d’ailleurs, je pense que cette édition-là, chaque lecteur de Proust la garde précieusement). Et peu importe dans quelle édition on découvre le texte, Proust surnagera toujours. Quant aux éditions en ligne de la Recherche, « augmentées » et autre, y a‑t-il vraiment un marché ? Contrairement à bien des prévisions, l’appétence pour l’objet livre ne se dément pas (on le constate tous les jours en ce moment). En ligne j’imagine plutôt des éditions savantes, en réseau avec tout ce qui est déjà numérisé ou le sera bientôt, les manuscrits, la presse, les sources, la correspondance… Quelque chose comme l’hypertexte proustien généralisé, une grande toile labyrinthique. Un délice, de mon point de vue, mais ce seraient ou ce seront des éditions de travail, pour éternels étudiants, pas des éditions véritablement lisibles.
Pour qu’Albertine disparue ne retombe pas dans l’oubli éditorial, j’avais donné en 1993 au Livre de poche classique une édition à deux vitesses : un Sodome et Gomorrhe III « reconstitué », comprenant La Prisonnière et Albertine disparue (conformément à l’annonce parue dans La NRF en 1922), puis une édition de La Fugitive, sous-titrée Cahiers d’Albertine disparue. Édition qui supposait de « lire deux fois » les pages communes aux deux versions (en gros, du départ d’Albertine à sa mort, et le séjour à Venise). C’est comme la démocratie : pas idéal, mais le moins mauvais des régimes, somme toute, chaque version ayant alors pleine voix au chapitre. L’édition n’a pas survécu à la disparition du directeur du Livre de Poche classique qui l’avait rendue possible, Michel Simonin, grand spécialiste de la Renaissance et des questions d’« imprimerie », éditeur de Montaigne et donc habitué à ce que de nouveaux manuscrits viennent chambouler le paysage. C’était un esprit libre qu’une remise en cause des habitudes ne choquait pas… Il est dommage que les jeunes lecteurs et primo lecteurs en général n’aient plus accès à une véritable édition à deux vitesses. Ce sera aux prochaines générations, plus distanciées (un mot de saison !), de la faire… Après tout, il a fallu attendre le milieu du XIXe siècle pour rééditer les Pensées à partir du manuscrit, et c’est au début du XXe siècle qu’on a regardé de plus près l’exemplaire de Bordeaux des Essais : les choses auront donc été bien plus rapides pour Proust que pour Pascal et Montaigne… Bien sûr, c’est inconfortable de se dire qu’on n’aura jamais d’édition définitive. Qu’il y a eu et qu’il y aura une pluralité d’éditions, et donc de « réceptions ». Il faut lire les œuvres, comme leurs critiques, « dans le Temps ». Mais j’avoue trouver une certaine beauté à ce trio d’œuvres inachevées, qui toutes parlent de mouvement : les Essais, les Pensées, la Recherche.
À LIRE
Marcel Proust, Albertine disparue, édition de Nathalie Mauriac Dyer, Grasset, Les Cahiers rouges, 2013.
Robert Proust, Les années perdues de la Recherche (1922−1931), Gallimard, 1999.
Nathalie Mauriac Dyer, Proust inachevé - Le dossier « Albertine disparue », Honoré Champion, 2005.
6 Comments
Guz · 8 novembre 2020 at 8 h 44 min
FORMIDABLE. Mille Mercis
Mohic Lavergne · 8 novembre 2020 at 9 h 18 min
Merci pour cet article passionnant !
Michel HUBERT · 8 novembre 2020 at 19 h 43 min
Cet article est en effet passionnant, en particulier la description du processus de création romanesque de Proust comparé à celui de Flaubert. Encore merci.
Que pensez-vous de cet exemplaire de Du côté de chez Swann qui a appartenu à Marie Scheikévitch et qui contient une dédicace très longue et exceptionnelle, et que la BnF souhaite acquérir ?
Nathalie Mauriac Dyer · 8 novembre 2020 at 21 h 34 min
Ce serait en effet formidable que la BnF acquière ce précieux volume. Il est cependant bien connu des Proustiens : Philip Kolb avait intégré cette lettre-dédicace à Mme Scheikévitch dans son édition de la Correspondance (t. XIV, p. 380–386). Vous pouvez d’ailleurs la lire tout de suite, avec un fac-similé et une annotation revisitée sur le site Corr-Proust (dont je parle dans l’entretien), ici :
http://proust.elan-numerique.fr/letter/03024
N. Mauriac Dyer
Marcelita Swann · 10 novembre 2020 at 21 h 08 min
Donate ! http://mecenat.bnf.fr
Make a donation before December 31, 2020. »
« The BnF needs your support to acquire this “Du cote de chez Swann,” which Proust gave to Marie Scheikévitch in 1915, with an eight-page dedication letter. » https://www.bnf.fr/fr/soutenez-proust?fbclid=IwAR2M1VN0WaCOMkIrgy_3D5xTNvM2Gay0b0iD9lke5vOd9A0pnUQdXk7R6GU
Marcelita Swann · 10 novembre 2020 at 21 h 17 min
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« BnF needs your support to acquire this “Du cote de chez Swann,” which Proust gave to Marie Scheikévitch in 1915, with an eight-page dedication letter. »
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