Proust, Breton, Soupault et cie : entretien avec Franc Schuerewegen

Published by Nicolas Ragonneau on

Portrait couleurs de Franc Schuerewegen

L’exposition L’invention du surréalisme : des Champs Magnétiques à Nadja (Bibliothèque nationale de France) a finalement ouvert ses portes : célébrons le centenaire des Champs magnétiques de Philippe Soupault et André Breton avec Franc Schuerewegen, professeur à l’Université d’Anvers, auteur d’Introduction à la méthode postextuelle. L’exemple Proustien (Classiques Garnier, 2012) et membre du comité de rédaction de la revue Marcel Proust Aujourd’hui. Franc s’intéresse depuis longtemps au dialogue entre Proust et les avant-gardes, et notamment avec les dadaïstes, le futurisme, ou avec l’autre grand Marcel, Duchamp. Un entretien qui montre, si besoin était, un Proust bien plus ouvert à la modernité artistique qu’on a coutume de le dire.


Je me réjouissais de pouvoir visiter, en compagnie de Franc Schuerewegen, en novembre dernier, l’exposition réalisée par la BnF et la Bibliothèque Jacques-Doucet, L’invention du surréalisme : des Champs Magnétiques à Nadja. Nous aurions devisé de l’exemplaire des Champs Magnétiques dédicacé par Breton et Soupault à Proust, du soutien de Proust à Breton pour qu’il obtienne le prix de la fondation Blumenthal (en vain), et de bien d’autres choses encore… hélas, le second confinement de 2020 a anéanti cet agréable projet et repoussé à ce printemps l’ouverture de cette passionnante exposition. 


Franc, vous n’échapperez pas à la sempiternelle question qui ouvre presque tous mes entretiens : comment avez-vous découvert la Recherche, et quelles furent vos premières impressions ?
J’ai dix-huit ans, l’histoire se passe en pays flamand. La Flandre est encore un peu francophone à cette époque mais vous vous imaginez bien que ce ne sont pas des cours de littérature à la façon de l’Ecole normale que l’on dispense dans les établissements que j’ai pu fréquenter. Alors, Proust, j’en ai entendu parler. Sûrement, on m’a raconté l’affaire de la madeleine. J’ai de la curiosité, j’ai conscience de mes lacunes. Je me dis : je vais lire Proust, je veux savoir ce que c’est. J’ai trouvé, je ne sais plus très bien où, une édition en « Livre de poche » du Côté de chez Swann. J’ai gardé le volume, il est de 1954, il est plus vieux que moi. Dans la préface, Ramon Fernandez écrit : « A la Recherche du temps perdu est avant tout l’histoire d’une conscience, des progrès d’un individu qui, d’abord plongé dans la vie, et dans la vie souvent la plus superficielle, découvre sa vocation ». Je commence à lire mon livre, je vous dis tout, cher Nicolas. Proust me paraît mièvre, sirupeux, je trouve ça fade, Proust ! Le petit Marcel et sa maman, le drame du coucher. Est-ce cela la grande littérature ? Vais-je perdre mon temps avec cela ? Je vois bien que le style est particulier, que les phrases sont longues et méandreuses. Il y a là quelque chose, à coup sûr. Mais cela ne me parle pas, pas encore. Est-on toujours déçu, au départ, par une grande œuvre ? C’est possible. La déception est comme un rite d’initiation. Elle est la promesse d’un bonheur à venir.
Je raconte aussi la suite. Les années passent, j’évolue, je m’instruis, je suis nommé chercheur au Fonds national de la recherche scientifique belge, j’écris une thèse sur Balzac. Je lis, à cause de la thèse, tout Balzac. Je reviens à Proust en ces années, en marge de mes lectures balzaciennes et parce qu’on ne peut pas lire Balzac à longueur de journée, tout de même. Et là, je commence à me rendre compte que c’est vraiment très bien, Proust, que c’est même proprement génial. A l’époque, je n’ai pas tout à fait tort, je vois en Proust une sorte de Balzac amélioré, plus raffiné, plus cultivé. En quelque sorte, c’est le côté Comédie humaine de la Recherche du temps perdu qui m’a ouvert les portes de l’œuvre.

On a souvent la représentation d’un Proust pris dans l’ambre du XIXe siècle, insensible aux modernismes et aux avant-gardes, ou les ignorant tout simplement. C’est un cliché contre lequel vous vous inscrivez en faux.
Proust est un écrivain « entre deux siècles », je renvoie au titre de livre d’Antoine Compagnon. En un sens, tout notre problème est là. Sartre dirait : on a du mal à « situer » Proust. J’ai évoqué Balzac. Il y a du Chateaubriand dans Proust, du Flaubert, du Zola. Il faut prendre en compte l’esthétisme aussi. Les Plaisirs et les jours, le premier livre publié de Proust, paraîten1896. A vingt-cinq ans, l’auteur peut passer à juste titre pour un « décadent » et un esthète « fin de siècle ». Un éphémère dandy au camélia à la boutonnière. L’image de l’esthète un peu suranné, désuet, inutile, aura, par ailleurs, la vie dure. Proust a du mal à s’en débarrasser. On la retrouve encore quand éclate l’affaire du prix Goncourt en 1919. Protestations dans la tribune. Comment ? Le prix Goncourt pour À l’ombre des jeunes filles en fleurs ? Vous voulez rire ? Le « vrai » moderne était Dorgelès, l’écrivain engagé, le « poilu ». Quelle étrange et stupide idée de couronner une momie, un vieux croulant, un « chroniqueur de la Belle Époque » ! Certes, d’une certaine manière, Proust est responsable de son image. Le titre de son œuvre est bien A la recherche du temps perdu. L’homme a tendance à se cacher, ses murs sont tapissés de liège. On peut à juste titre avoir l’impression qu’il est parti, quand il écrit son livre, en plein trip régressif. Mais il arrive à l’ermite de la chambre tapissée de liège de quitter sa tanière. Alors il rôde, il enquête, il observe. Proust s’informe, il est au courant de l’actualité, entre autres et notamment, après la grande guerre, quand les jeunes Turcs de l’avant-garde font parler d’eux. Il les connaît, il échange avec eux. Nous aurons l’occasion d’y revenir.

Que sait Proust par exemple du futurisme ?
Proust est lecteur du Figaro, il a aussi régulièrement publié dans ce journal. Il a vu passer le Manifeste du futurisme de Marinetti qui paraît à la une du Figaro le 20 février 1909. Évidemment, il a eu sous les yeux cette phrase fameuse : « Une automobile rugissante, qui a l’air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace ». L’automobile, on ne l’oubliera pas, est un objet proustien. Vous vous rappelez « Journées en automobile » qui paraît dans Le Figaro en novembre 1907. C’est là que Proust imagine Agostinelli, son chauffeur et secrétaire, en « nonne de la vitesse ». Je me mets à la place de Marinetti, je découvre cette image : une « nonne de la vitesse ». Je me dis : cet auteur est futuriste. Proust est comme moi. Je ne sais si Marinetti a lu Proust, Proust, en revanche, a lu Marinetti. Mais la chose importante est ici, si on accepte d’aller en ce sens, que Proust est futuriste avant le futurisme, il devance les opérations, nous avons affaire à un pionnier. Je rappelle dans le même ordre d’idées la phrase de La Prisonnière que vous connaissez aussi : « En tout cas, un wagon de première classe cessa d’être considéré a priori comme plus beau que Saint-Marc de Venise ». Nous sommes au début des années 20. Proust ironise sur Marinetti et son mouvement. Le laid est plus beau que le beau. Tout cela, constate-t-il, est passé de mode et il est d’autant plus sûr de son fait qu’il a toujours été un fin observateur des modes et des tendances. En somme, le futur auteur de la Recherche était moderne avant les modernes et il l’est resté bien après eux.

Et le cubisme ?
Proust sait qui est Picasso. C’est, semble-t-il, Cocteau qui lui a le premier parlé du peintre. Il a vu Parade, « ballet russe », sur une musique de Satie. Je l’imagine très bien en train d’examiner d’un regard amusé, disons en 1912 ou en 1913, juste avant Du Côté de chez Swann, un « papier collé » à la manière de Braque, ou de Picasso, ou des deux. Il aime ce genre d’images, il reconnaît en elles quelque chose de « proustien ». Luc Fraisse a très bien montré dans sa thèse sur Le Fragment expérimental (1989) que l’on retrouve des traits « cubistes » dans l’écriture de Proust. Je ne prends qu’un seul exemple : le passage consacré à Saint-Loup quittant la maison de passe dans Le Temps retrouvé. Vous vous souvenez du texte : « Quelque chose pourtant me frappa… la disproportion extraordinaire entre le nombre de points différentes par où passe son corps et le petit nombre de secondes pendant laquelle cette sortie, qui avait l’air de la sortie tentée par un assiégé, s’exécuta etc. ». On a là, réunis en une seule phrase, le procédé du découpage de l’image en multiples facettes, qui explique le cubisme, et une dynamique de la représentation faisant penser à la chronophotographie qui a inspiré à la fois, comme le rappellent tous les manuels, peintres cubistes et futuristes. Proust reprend les mêmes procédés en littérature. Attention cependant ! Nous n’allons pas faire de Proust un émule, un « suiveur ». Proust n’écrit pas sous l’influence des cubistes qui ont, eux, subi l’influence de Muybridge et de son procédé. Il arrive à une sorte d’esthétique cubiste par ses propres moyens, parce que la Recherche proustienne appartient pleinement à l’époque où elle été créée. Antoine Compagnon écrit dans Proust entre deux siècles : « Lorsque la Recherche du temps perdu fut publiée après la guerre l’œuvre donna l’impression d’un monument d’une autre ère, d’un monstre préhistorique échoué dans les années folles ». On a pu avoir cette « impression », il est vrai, mais elle passe à côté de bien des choses. Il y a plusieurs Proust dans Proust. Un vigoureux casseur d’assiettes se cache dans la peau du rêveur. On s’extasie sur les aubépines, puis on découvre de la dynamite prête à exploser.

Il y a une sorte de chronologie qui nous mène de Proust vers le dadaïsme. Proust fait la connaissance de Philippe Soupault à Cabourg avant la Grande Guerre : leurs familles sont du même milieu social. Puis, pour résumer les choses, Soupault fait la rencontre de Breton grâce à Apollinaire. Les trois avaient fait la terrible expérience du front. Dans quelles circonstances Breton en vient-il à être engagé pour relire les épreuves du Côté de Guermantes ?
Proust connaît Soupault. Celui-ci évoque dans Profils perdus (1963) les journées de Cabourg où il a vu, avant la guerre – Soupault a alors quinze ans –, le futur prix Goncourt en client du Grand Hôtel. La rencontre avec l’écrivain lui a laissé de tendres souvenirs : « Il parlait beaucoup de lui à cette époque : tout le charme des coïncidences, la douleur des rencontres, le plaisir et les regrets. Un sourire jeune, des yeux si profonds, si lointains, les gestes lents, affectueux ». En 1919, Soupault – il a alors vingt-deux ans – crée avec Aragon et Breton la revue Littérature. Elle sera l’organe officiel des dadaïstes parisiens. Proust s’intéresse à la revue Littérature. S’il faut en croire Soupault, Proust aurait souhaité s’abonner à la revue. On ne sait pas s’il l’a effectivement fait. Quant à Breton, qui se prépare, via le dadaïsme, à devenir « pape du surréalisme », il a trouvé, en 1919, un petit boulot aux Éditions de la Nouvelle revue française, chez Gallimard donc, où il est censé s’occuper des livres des autres. Je cite à propos de Breton Michel Sanouillet dans son excellent ouvrage Dada à Paris (2005) : « En effet, pressé par le besoin d’argent, il avait été contraint d’accepter un poste de correcteur d’épreuves. Engagé rue Madame avec la caution de Valéry et de Gide, il se débattait huit heures par jour, pour un salaire plus que modeste, dans l’imbroglio des placards, cent fois raturés par la main minutieuse de Proust, du Côté de Guermantes II ». On a donc là, voyez-vous, comme un extraordinaire concours de circonstances. Des liens existent entre Proust et Soupault. Les deux sont du même milieu social, comme vous le rappelez fort justement. Marcel a vu Philippe en costume de bains à la plage, on n’oublie pas ces choses-là. Ensuite il y a la grande guerre. Tzara arrive à Paris en 1919, ce seront les débuts du dadaïsme parisien. Soupault et Breton avec Aragon fondent Littérature. En janvier 1920, dans les colonnes de Littérature, Aragon traite Proust de « snob laborieux ». C’est assez violent. Il n’empêche que les « dadas » ne sont pas les ennemis de Proust et qu’ils cherchent plutôt en celui-ci un allié. Là aussi, nous allons y revenir, je suppose. Le tableau n’est pas complet. Alors qu’il dirige ou co-dirige Littérature, Breton est employé chez Gallimard où on lui demande de s’occuper des épreuves du Coté de Guermantes. La conséquence de tout cela est que des relations vont se nouer entre Proust et ces jeunes gens. Disons la même chose autrement. Les dadaïstes se sont frottés à Proust, Proust, quant à lui, s’est frotté au dadaïsme, cette histoire est encore, aujourd’hui, fort mal connue.

Vernissage de l’exposition dada Max Ernst à la librairie Au Sans Pareil à Paris, le 2 mai 1921. Auteur inconnu. De gauche à droite : René Hilsum, Benjamin Péret, Serge Charchoune, Philippe Soupault, jacques Rigaud (la tête en bas), André Breton.
© Paris, Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet. Cliché Suzanne Nagy.


Si on en croit un entretien de 1962 avec Madeleine Chapsal, Breton a rencontré Proust à maintes reprises en 1920.
Dans l’entretien en question, qui paraît dans L’Express du 9 août 1962, à propos de la période où il est correcteur à la NRF, Breton dit très exactement ceci : « L’œuvre de Proust, en raison du milieu social qu’elle dépeint, ne me sollicitait guère mais l’homme, qu’ainsi j’ai pu souvent rencontrer, était d’un grand charme et d’une affabilité extrême ». Une distinction est faite entre l’homme et l’œuvre. A la Sainte-Beuve, si vous voulez. L’homme était sympathique, quant à l’œuvre, Breton affirme qu’elle n’est pas sa tasse de thé. On notera que, selon Breton, l’écrivain et son correcteur se sont rencontrés à plusieurs reprises. Mais quant à ce qui s’est exactement passé, je veux dire : quant au protocole de ces rencontres, on est dans le doute. On peut essayer une reconstitution, un peu au sens où on parle de la reconstitution d’un crime. Julien Gracq écrit dans Lettrines : « Breton me parle assez longuement de ses rapports avec Proust (il corrigeait pour lui les épreuves du Côté de Guermantes). De son appartement, où il y avait des comestibles cachés dans les placards ­ des choses ‘très délicates’ qu’il offrait à ses visiteurs. Il le décrit plein d’attention et feignant pour tous ceux qui l’approchaient un intérêt extrême ». Chez Mark Polizzotti, à qui nous devons une biographie de Breton, on retrouve le détail des « comestibles » et il est question d’un dîner offert à un jeune secrétaire qui n’a pas faim : « Malgré son peu de goût pour le style contourné et les préoccupations psychologiques de Proust (et le milieu social qu’il décrit), Breton conservera un bon souvenir des heures passées avec l’écrivain. Leurs divergences esthétiques ne l’empêchent pas d’apprécier dans son œuvre certains ‘trésors poétiques’. Toujours d’une extrême affabilité, Marcel Proust accueille son jeune assistant dans l’appartement calfeutré du 44, rue Hamelin. Comme le romancier ne travaille que la nuit, les séances de correction commencent à onze heures pour se terminer au petit matin. Pour la première réunion de travail, Proust, en hôte prévenant, fait livrer du Ritz à minuit un somptueux souper ; Breton, qui a déjà dîné, est contraint de faire honneur au festin alors que Proust se contente d’un café au lait. Le jeune homme apprend rapidement à se passer de repas avant de se rendre rue Hamelin ». Je ne sais où Polizzoti a trouvé l’histoire du souper nocturne, elle pourrait être vraie après tout. Je cite aussi Henri Béhard dans André Breton. Le grand indésirable (1990) : « Au lit, emmitouflé dans ses châles, le regard d’un noir profond, il ressemble à un oiseau de nuit. Son manuscrit est recouvert d’ajouts et de paperolles difficiles à déchiffrer. Breton le lit de sa belle voix bien timbrée. Ennemi du genre romanesque, il n’en apprécie pas moins les trésors poétiques qu’il décèle dans cette œuvre conçue comme une vaste métaphore ». Là on nous sert carrément une scène de roman, ou de conte fantastique. Breton est Shéhérazade. Proust, au regard d’un noir profond, interprète le rôle du sultan.

Tous ces témoignages accréditent la thèse de contacts plus nombreux qu’on ne croit, non ?
La source commune à toutes ces versions est, me semble-t-il, un passage de la Correspondance. Jacques Rivière écrit à Proust le 29 juillet 1920 : « Vous ai-je dit (la chose vous amusera sans doute) qu’André Breton, le dada en chef, qui est venu vous aider à corriger vos épreuves, m’a déclaré pour vous une admiration intense, fondée justement sur les trésors poétiques qu’il a découverts dans votre œuvre ? ». Je retiens de la lettre de Rivière : 1/ que Breton est « venu aider » Proust pour ses épreuves, les deux hommes ont donc travaillé ensemble, il se sont vus et, 2/ que Breton a affirmé devant le même Rivière qu’il a pour Proust « une admiration intense ». De là vient la formule « trésors poétiques » que l’on retrouvera chez Polizzotti. Breton, à ma connaissance, n’a jamais exprimé publiquement de l’admiration pour Proust, et ce qu’il explique à Madeleine Chapsal en 1962 va plutôt dans le sens contraire. Aurait-il changé d’avis entre temps ? Est-ce qu’il cache délibérément des choses ? Plus de quarante ans séparent l’entretien de L’Exprès de la lettre de Rivière à Proust. Breton n’est plus en 1962 l’insignifiant trublion appelé « dada en chef » dans la lettre de 1920. C’est un grand homme qui prend la parole. Supposons que ce qu’il a confié à Rivière en lui parlant de son métier de correcteur était sincère, vu ce qu’il est devenu, vu sa haute stature de pontife et de personnage officiel, il ne peut le répéter, il est obligé de s’autocensurer.
Oui donc, pour moi, Breton a réellement, sincèrement admiré des choses chez Proust. J’ajouterai toutefois ceci à l’enquête. Une autre difficulté vient compliquer la donne. La lettre de Rivière à Proust dit : « le dada en chef, qui est venu vous aider à corriger vos épreuves ». Philip Kolb, l’éditeur de la Correspondance, indique dans une note qu’il y a peut-être une coquille dans la dactylographie. « … Est venu vous aider » doit alors se lire « … est venu nous aider ». Il n’est pas sûr, selon Philip Kolb, que Breton ait effectivement été reçu par Proust à son domicile. Le correcteur exerçait peut-être son métier rue Madame, dans les locaux de son employeur. Vous voyez, il manque encore des éléments. Mais ne paniquons pas. Un jour nous tirerons cette affaire au clair.

Comment qualifier le travail de Breton sur les épreuves de Guermantes ?
Je suis très content que vous me posiez cette question car elle me permettra de préciser quelle est ma version des choses, celle que j’ai essayé de développer dans mon livre sur la Méthode postextuelle (2012). Il faut savoir que le travail de correcteur de Breton a été une véritable catastrophe et que Proust s’en est plaint, entre autres dans une lettre à Gaston Gallimard, en s’adressant donc directement au patron, le 2 septembre 1920. Le passage mérite d’être cité in extenso : « Pour Guermantes I c’est si désastreux que j’ai pensé à vous demander d’attendre février afin que paraissent avec Guermantes II et Sodome I, on fasse moins attention. Mais j’ai songé qu’au fond, on ne fait pas attention. Monsieur (le charmant dada qui a revu les épreuves et dont le nom m’échappe par une amnésie d’un instant) Breton a cru lire, Jacques Rivière a cru lire. Ils ne se sont pas aperçus que chaque fois je parle des romans de Bergotte, on a imprimé les romans de Bergson. Erreur sans gravité quoique inexplicable, car les deux t de Bergotte devraient prémunir cote toute confusion avec Bergson (mais les protes veulent interpréter, montrer qu’ils sont au courant, que le pragmatisme ne leur est pas inconnu) ».
Il y a de l’humour dans cette lettre mais aussi de la colère. En somme, Proust fait de l’humour parce qu’il est en colère. Lire Bergson à la place de Bergotte, faut-il être bête pour cela ! Bête ou de mauvaise volonté. Les deux hypothèses sont possibles. Vous remarquerez que l’auteur de la lettre à Gaston Gallimard feint de ne pas se rappeler le nom de l’incompétent correcteur : « Monsieur le charmant dada dont le nom m’échappe ». Comprenez par là : pour qui se prend-il ? ce petit drôle n’arrive pas à mes augustes orteils. Mais le nom censuré resurgit en marge, toutefois. Breton n’est pas tout à fait Mister Nobody. Il existe pour Proust.
On a une autre lettre du romancier où apparaissent les mêmes plaintes et protestations, toujours sur un ton à la fois feutré et ironique. La chose intéressante est ici que Proust écrit à Soupault, qui lui avait demandé, pour une publication dans la revue Littérature, un extrait du Côté du Guermantes, donc, de l’ouvrage dont Breton a dû s’occuper. Peu avant, le même Soupault avait fait parvenir, au nom de lui-même et de Breton, un exemplaire des Champs magnétiques à Proust. Il s’agissait, dans la lecture que je propose, d’une sorte de monnaie d’échange. Les Champs magnétiques contre un extrait du Côté de Guermantes. Tout se passe comme si, dans l’esprit des « dadas », les deux produits étaient interchangeables. La lettre de Proust à Soupault date du 21 septembre 1920. Proust écrit : « Je suis au désespoir d’avoir mis à vous répondre un retard qui vous paraîtra peut-être voulu, et comme si je cherchais au lieu de vos refuser simplement mes pages, à vous les donner quand il n’est plus temps. Non ce n’est nullement cela, et s’il y a de ma faute, il est juste que votre ami Monsieur Breton en porte la moitié ».

On est passé tout près de voir Proust publié par les dadas…
Tout cela est extraordinairement intéressant, vous serez d’accord avec moi. A Madeleine Chapsal, en 1962, Breton déclare que Proust ne l’intéresse pas et en l’a jamais intéressé. En septembre 1920, les « dadas » de Littérature ont très envie de faire paraître un inédit proustien dans leur revue. Jouent-ils un double jeu ? D’où leur vient l’envie de publier un texte de Proust qui n’est pas de leur « monde » ? Je rappelle aussi que la négociation porte très exactement sur les pages consacrées à la « surdité » dans la première partie du Côté de Guermantes : « Pour revenir au son, qu’on épaississe encore les boules qui ferment le conduit auditif… ». Eh bien, l’envie de publier Proust est d’abord l’envie de Breton qui a parlé à Soupault de ce qu’il a découvert en lisant Proust, et qui lui en a parlé sur le ton de l’admiration. En réponse à tout cela nous avons une lettre polie en apparence mais qui est réalité un véritable uppercut si vous m’autorisez cette image. Je cite la suite de la lettre de Breton à Soupault du 21 septembre 1920 : « J’ai vu mon prochain livre, pourtant relu par M. Breton, contenant tant de fautes que si je ne dressais un erratum je serais déshonoré. Il m’a pris plus de 8 jours, compte 23 pages (au moins tel que je viens de l’envoyer), j’ai relevé plus de 200 fautes. Encore à la moitié du livre me suis-je arrêté, vaincu par la fatigue. Ce travail m’a interdit toute correspondance, et il est pourtant très incomplet. Surtout que Monsieur Breton ne prenne pas cela pour un reproche, même amical, mais pour une excuse ». Que Monsieur Breton ne prenne pas cela pour un reproche. Mais c’est un reproche, et même un véritable soufflet, cher Nicolas ! De là vient aussi l’hypothèse que je risque dans mon livre. Proust a fort bien compris que Breton a fait exprès de mal corriger les épreuves que lui a transmis Gaston Gallimard. Breton, en fait, est jaloux, il est jaloux de Proust et de son œuvre. Parce qu’il est jaloux, il a tenté, de manière un peu infantile, comme un enfant qui casse le jouet d’un autre enfant, pour l’embêter en somme, de faire en sorte que les beaux textes qu’il a eus sous les yeux ne soient pas transmis tels quels au public, pour qu’ils arrivent au public dans une version mutilée, déformée, tronquée. Proust a découvert le manège, et il a su l’arrêter juste à temps. Alors il choisit cette manière un peu insinuante et ironique pour mettre un importun à sa place. J’ai bien percé ton jeu, jeune homme. On te pardonnera pour cette fois. Mais tu ne recommenceras pas. Proust est plus malin, et plus fort que toi.

A Marcel Proust

La grande légende des voies ferrées et des réservoirs, la fatigue des bêtes de trait trouvent bien le cœur de certains hommes.

André Breton
Philippe Soupault
20 juin 2020

Envoi de Soupault et Breton à Marcel Proust dans son exemplaire des Champs Magnétiques sur demi-chagrin.

Selon vous, Breton voit en Proust un concurrent de taille. Vous pensez vraiment que son travail de non-correction sur les épreuves vise à détourner l’attention du lecteur de l’immense talent de Proust ?
Le critique américain Harold Bloom a écrit un beau livre sur ce qu’il appelle « la peur de l’influence » : The Anxiety of Influence (1973). Selon Bloom, il s’agit d’un phénomène courant en littérature. La critique et l’histoire littéraire se sont beaucoup intéressées à la question des « sources et des influences » comme chacun sait. Bloom propose de prendre le problème par l’autre bout. Un écrivain peut aussi prendre la plume, affirme Bloom, non pas parce qu’il veut imiter un modèle – parce que l’œuvre d’un autre écrivain, qui a écrit avant lui, l’a inspiré, comme on dit – mais pour des raisons toutes contraires. La motivation d’écrire peut être négative. J’écris pour tenir l’autre écrivain à distance, parce que je ne veux pas subir son influence, en fait : j’écris pour éviter la contamination avec cela même que j’admire. Bloom ­– je simplifie beaucoup, j’essaie d’aller à l’essentiel – distingue dans son livre entre deux types d’écrivains qu’il appelle « poètes forts » et « poètes faibles » : strong and weak poets. Le poète « faible » subit l’influence, se fait écraser par elle, le poète « fort » lutte contre l’influence, il a sa personnalité, sa manière, il revendique son tour de main. Breton a découvert chez Proust, quand il a ses épreuves entre les mains, un poète « fort ». Breton sera à son tour un poète « fort » quand commencera la grande aventure du surréalisme, et ce qui s’en est suivi. Il s’est donc avisé, à vingt ans, vu la carrière à laquelle il se destinait, vu la haute stature qu’il était fermement décidé d’acquérir, que Proust ne pouvait pas ne pas lui faire de l’ombre. A l’époque, il réagit un peu puérilement, je suis tout à fait prêt à l’admettre. Il fait exprès de bâcler son travail pour Gallimard, en quelque sorte, il essaie, maladroitement, de cacher Proust sous le tapis. Il n’y réussit pas. Il a dû regretter plus tard son geste. En 1962, quand a lieu l’entretien avec Madeleine Chapsal, on passe l’éponge sur tout cela. La rivalité avec Proust n’a jamais existé. Il n’y a eu ni « peur de l’influence », ni sabotage intentionnel par un jaloux contrôlant mal ses impulsions. Proust, en 1962, n’est plus là. Breton peut dire ce qu’il veut, et on le croit.

J’ai une autre hypothèse : un jeu d’épreuves plein de coquilles relève d’un résultat collectif où chacun, de la dactylographie au prote en passant par Proust lui-même, ajoute son lot d’erreurs ou de méprises potentielles. Il y a là un travail aléatoire, un travail de l’inconscient dans la production des coquilles et des lapsus calami qui ne peut que plaire à Breton. Donc il se laisse aller à sa lecture et néglige la tâche qui lui est confiée…
Ah, je vois bien là que j’ai affaire à un éditeur, et qui connaît son métier ! Votre hypothèse est aussi pertinente que la mienne, cher Nicolas. Je dirai même plus. Vous risquez une lecture « postextuelle » à votre façon. Certes, un jeu d’épreuves peut se transformer en projet d’écriture collective. Peut-être – qui sait ? –, quand Breton commence à lire Proust sur épreuves, y a‑t-il une certaine ressemblance avec ce qui s’appelle déjà, en 1920, l’écriture automatique. Voir ici encore Les Champs magnétiques. Le texte de Proust est alors pour Breton un matériau qu’il va « travailler », et qui produira dans la tête du correcteur de libres associations, pour parler comme le psychanalyste. Bergotte, par exemple – je reviens à la lettre de Proust à Gaston Gallimard –, fait penser à Bergson. Alors, on va mettre Bergson à la place de Bergotte, c’est amusant comme lapsus calami et cela produira son petit effet ! Proust protestera mais, justement, puisque Breton considère son travail de correction comme un travail de création, il se soucie peu de de ce que pensera le romancier, au service de qui il travaille, des manipulations qu’il fera subir à son texte. Le texte est, d’une certaine façon, squatté, et Breton est squatteur en toute conscience de cause…
Toutefois, je voudrais, avec votre permission, ajouter un autre élément encore au débat. Notre histoire se passe en 1920. Bientôt, du dadaïsme, va naître le surréalisme. Les surréalistes ont entre autres formulé une théorie de l’image qu’ils veulent audacieuse, non conformiste, faisant exploser les cadres, fulgurante en un mot. La beauté sera convulsive ou ne sera pas (Nadja). Je rappelle ce que le même Breton, modeste et peu fiable correcteur d’épreuves en 1920, écrit quatre ans plus tard dans le premier Manifeste : « C’est du rapprochement en quelque sorte fortuit des deux termes qu’a jailli une lumière particulière, lumière de l’image, à laquelle nous nous montrons infiniment sensibles. La valeur de l’image dépend de la beauté de l’étincelle obtenue ; elle est, par conséquent, fonction de la différence de potentiel entre les deux conducteurs ». Plus loin dans le même texte, on lit : « Force est donc bien d’admettre que les deux termes de l’image ne sont pas déduits l’un de l’autre par l’esprit en vue de l’étincelle à produire, qu’il sont les produits simultanés de l’activité que j’appelle surréaliste ». Comparez maintenant ce texte à celui de Proust dans Le Temps retrouvé. Celui qui parle est le narrateur, il a acquis la certitude de sa vocation d’écrivain. On lit ceci : « On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu’au moment où l’écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport… et les enfermera dans les anneaux nécessaires d’un beau style ». Si on raisonne en termes de genèse, ce passage est parmi les plus anciens de la Recherche. La première édition du Temps retrouvé est de 1927. Breton, en 1920, n’a sûrement pas eu ce texte sous les yeux. Mais comment ne pas voir que les deux façons d’envisager la littérature et la création littéraire : celle de Breton, celle du narrateur proustien, alors que celui-ci est sur le point de commencer son œuvre, sont proches ? La stratégie consiste à mettre ensemble deux choses qui, en principe, ne vont pas ensemble. Le but de l’opération d’écriture est de produire une « étincelle ». Le narrateur proustien conçoit pour mettre en œuvre sa stratégie une théorie de la « métaphore ». Il souhaite « rapprocher une qualité commune à deux sensations, dans une métaphore ». Breton, quant à lui, répond par « l’activité qu’il appelle surréaliste ». Mais dans les deux cas, c’est la production de « l’étincelle » qui est visée. J’ai une folle envie d’en déduire ici que, quand Breton lit Proust et quand il est frappé notamment par la force et la fulgurance des images chez Proust, il a l’intuition de ce qu’il appellera un peu plus tard le surréalisme. Breton découvre en Proust un surréaliste avant la lettre, un prédécesseur, si vous voulez. Il en a été bien embêté.

Dans un article publié dans le Magazine littéraire, vous rapprochez Marcel Duchamp et Marcel Proust : que peut-on en dire ?
Il s’agit là, si on peut dire, d’un petit travail annexe né des recherches que j’avais entreprises sur Proust et Breton. Le cas Duchamp m’intéressait plus précisément à cause de la fameuse Fontaine de 1917, une « fontaine » qui n’est autre, comme vous vous le savez, qu’un urinoir en porcelaine que Duchamp, sous le pseudonyme de Richard Mutt, avait essayé de faire exposer au Salon des Indépendants de New York, et qui y avait été refusé par les organisateurs. On trouvait, en effet, la chose « indécente », indecent. Détail piquant : Duchamp est lui-même membre du comité d’organisation de l’exposition « indépendante » et on est à peu près sûr qu’on lui doit aussi le règlement de la manifestation. Celui-ci stipule que l’exposition est « ouverte », sans jury ni récompenses, et qu’aucun « artiste » – on était considéré comme « artiste » quand on était sociétaire et qu’on avait payé sa cotisation – ne pouvait être exclu. La stratégie de Duchamp consiste donc à délibérément envoyer au comité organisateur, en se cachant derrière un pseudonyme, un objet – une « création » car il faut bien l’appeler ainsi – dont il sait à l’avance qu’il sera rejeté. Son but est de tester l’ouverture d’esprit de ses collègues organisateurs et le test est, comme il s’y attend, négatif.

On a consacré des bibliothèques entières à la Fontaine de Richard Mutt et au type d’œuvre d’art que Duchamp a baptisé du terme de ready-made. Art ready-made, « prêt à consommer » en quelque sorte. Le premier ready-made est la Roue de bicyclette montée sur un tabouret, il date de 1913. D’autres ont suivi, parmi lesquels notre Fontaine, « objet usuel promu à la dignité d’objet d’art » (Breton, Dictionnaire du surréalisme). Les historiens de l’art voient généralement dans les ready-made de Duchamp le début de l’art « conceptuel ». Il y aurait donc, quand le premier ready-made apparaît, rupture radicale entre l’artistique et l’esthétique, deux domaines qui, jusque-là, étaient perçus comme solidaires. Duchamp lui-même, bien plus tard, dans les années soixante, quand Warhol et le pop art commencent à être à la mode, a fait des déclarations en ce genre. Il a donc, a posteriori, approuvé les analyses de ceux qui ont cru reconnaître en lui un prédécesseur de Warhol. Duchamp devient alors The Godfather of Contemporary Art, « le parrain de l’art contemporain » : « Il est un point que je veux établir très clairement, c’est que le choix de ces ready-made ne me fut jamais dicté par quelque délectation esthétique. Ce choix état fondé sur une réaction d’indifférence visuelle, ressortie au même moment à un absence totale de bon ou mauvais goût… en fait une anesthésie complète ». Mais on sent très bien, quand Duchamp s’exprime de la sorte, que l’idée de « l’indifférence visuelle » ne s’applique nullement à la création de Richard Mutt. Cela se passe en 1917 ! Deux ans avant A l’ombre des jeunes filles en fleurs ! Duchamp, qui vient de France, plus exactement de sa Normandie natale, est émerveillé, quand il arrive sur le sol américain, par les produits de l’industrie de l’Oncle Sam. Un urinoir à la manière américaine est un ovni à ses yeux. Rien à voir avec les installations sanitaires du vieux continent. Mettez-vous à sa place. Un urinoir, vu dans la vitrine de Mott Iron Works, sur la 5e avenue, quand il passe devant le magasin, c’est une merveille de haute technologie, high tech. En prenant l’identité de Richard Mutt, en apposant la signature de Richard Mutt, et le millésime 1917, sur la paroi extérieure de l’urinoir, il fait de l’humour gaulois certes. Mais il réitère aussi, de manière plus audacieuse, et malicieuse – plus drôle quand on goûte ce genre d’humour –, le geste de Marinetti dans le Manifeste futuriste, et qui sera en fait le geste de toutes les avant-gardes du début du vingtième siècle. X est un objet banal, peut-être même vaguement repoussant, Y appartient à l’art canonique. Nous déclarerons Y plus beau que X. Nous aurons mis les choses sens dessus dessous. 

Marcel Duchamp, Fountain, 1917. Photo Alfred Stiegelitz.

Quel rapport avec Proust ? Mais on l’aura deviné. La « pissotière » a sa place dans la Recherche. Elle existe en plusieurs versions  : « édicule Rambuteau », selon le mot que choisit le duc de Guermantes (La Prisonnière), « pistière » quand le même vocable est écorché par un domestique (voir La Prisonnière toujours), « chalet de nécessité » par un élargissement métonymique. J’oserai donc affirmer que si Proust avait été à New York en 1917 – je me permets d’imaginer un instant ce scénario contrefactuel –, s’il avait pu contempler le même urinoir, dans la même vitrine, il aurait ressenti la même fascination. Je vais plus loin encore. Aux yeux de Proust, quand Duchamp trouve le mot et l’image de la fontaine, il crée une « métaphore » selon le vocabulaire du Temps retrouvé. Et puisque « métaphore » il y a, on n’est pas loin du choc des images, et de la fameuse étincelle que les surréalistes un peu plus tard mettront au cœur de leurs occupations.
Et il y a autre chose encore. Voici ce que je lis dans le dossier avant-textuel de Sodome et Gomorrhe. Selon les éditeurs de la Pléiade, le passage en question est une addition sur la dactylographie de 1921. Le narrateur proustien se souvient de l’hôtel de Mme de Montmorency, hôtel qu’il compare, pour ce qui concerne la beauté des lieux, au logement qu’occupe la princesse de Guermantes. C’est un jugement esthétique qui est en cause, il s’agit plus exactement de ce que nous pourrions appeler le phénomène de la variabilité des goûts. Proust écrit très exactement ceci : « Malheureusement j’étais la première personne qui avait qualifié son logis d’enivrant et de supérieur même à l’hôtel de la princesse de Guermantes ce qui était vrai au sens où les water-closets des Champs-Elysées m’avaient fait éprouver des impressions plus poétiques que le Palais Bourbon ». Les water-closets des Champs-Elysées sont ce que Proust dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs appelle « le chalet de nécessité des Champs-Elysées ». On sait que le héros y vivra une expérience de souvenir involontaire. On retiendra ici que, pour qui accepte d’envisager les choses sous et angle, c’est assez exactement une manœuvre à la Duchamp – je veux évidemment parler du Duchamp de la Fontaine – que Proust imagine pour son narrateur. Mettez dans la balance un monument historique de la ville de Paris, et les installations sanitaires que l’on peut voir dans la même ville. Esthétiquement parlant, qu’est-ce qui pèse le plus ? Le narrateur proustien joue à sa manière au jeu du X est plus beau etc. et il me semble significatif que le passage sur les water-closets est finalement passé à la trappe et qu’il n’en reste que ce qu’on peut lire dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs où il a été transformé en expérience de mémoire involontaire : « Les murs humides et anciens de l’entrée où je restai à attendre Françoise dégageaient une fraîche odeur de renfermé » etc. Proust a peut-être jugé trop facile l’opération qui consiste à remplacer une esthétique « canonique » par une anti-esthétique. C’était justement le terrain de jeu des avant-gardes. Proust préfère pour lui-même une position surplombante, il prend ses distances. Il aurait pu, s’il l’avait voulu, être un autre Marinetti, ou un autre Breton, ou un autre Duchamp, il a préféré être Marcel Proust. C’était le meilleur choix, en somme.

Qu’est-ce qui selon vous fait la modernité de Proust et qui a pu séduire à la fois les dadaïstes et un autre inclassable, Raymond Roussel (dont on sait qu’il lui avait envoyé un exemplaire de Locus Solus) ?
Roussel, à la fin du dix-neuvième siècle, fréquente les mêmes salons mondains que Proust et c’est là que les deux se sont croisés. On a aussi gardé une lettre de Proust à Roussel, une lettre que le destinataire a lui-même précieusement gardée et qu’il nous a transmise, où le premier remercie le second pour lui avoir envoyé La Doublure : « Vous avez, ce qui est rare aujourd’hui, le souffle, et vous écrivez, sans perdre haleine, cent vers comme un autre écrit dix lignes » (septembre 1897). Quand Proust fait des compliments, il faut toujours être sur ses gardes. Voir ici encore la correspondance avec Soupault. Je préfère donc être prudent. Il n’est pas sûr que le livre de Roussel ait vraiment plu à Proust. Michel Leiris énumère des points communs entre les deux écrivains : « Gens de la même époque, tous deux de la bourgeoisie riche, et homosexuels. Même façon de voir les choses au microscope. Même culte des souvenirs d’enfance » (Roussel et Compagnie). Mais Cocteau, pour sa part, ne voit là que de fausses ressemblances : « Mais la différence de l’œuvre est absolue. Proust voyait beaucoup de monde. Il menait une vie nocturne très complexe. Il puisait dehors les matériaux de ses grandes horlogeries. Roussel ne voit personne. Il ne puise qu’en lui-même » (Opium, 1930). Je suis assez d’accord avec le diagnostic de Cocteau. On est tenté de rapprocher Proust et Roussel parce qu’ils sont contemporains, parce qu’il y a tout un contexte mondain, aussi peut-être parce que, sur certaines photographies, une ressemblance physique existe entre les deux personnages. Même moustache ou presque. Apparence très soignée, dandyesque dans les deux cas. Mais cela doit être un trait d’époque. Roussel est mort en 1933. Je ne sais s’il n’a jamais su que Proust a écrit sa Recherche en travaillant simultanément au début et à la fin de son roman, c’est-à-dire en s’imposant un cahier des charges quasiment « oulipien ». Vous déciderez à l’avance comment cela commence et comment cela finira. Vous écrirez ensuite la partie intermédiaire. Par là, donc, par la voie « oulipienne », on pourrait sans doute risquer une autre sorte de rapprochement avec l’auteur de Locus Solus. Des tentatives ont été faites en ce sens. Je trouve sur le Web un article intitulé « La naissance d’un univers monologique. Raymond Roussel et Marcel Proust ». Les deux écrivains, dit l’article, auraient des traits de style en commun. Comme Breton et Proust en quelque sorte, et selon le scénario que nous avons évoqué. Mais encore une fois, pour ce qui concerne Roussel, je ne suis pas sûr qu’on puisse arriver à des résultats réellement satisfaisants.

Raymond Roussel à 19 ans, en 1896. Par Otto et Pirou
Collection particulière, Domaine public.

Quant à la question de savoir « ce qui fait la modernité de Proust », je crois y avoir répondu un peu, déjà, par les remarques qui précèdent. En somme, on fait comme s’il fallait être surpris en constatant que Proust est aussi un moderne. Mais il n’y a pas de quoi être surpris. Tout cela s’explique très bien, c’est logique en somme ! Picasso peint Les Demoiselles d’Avignon en 1907. Le Nu descendant un escalier de Duchamp fait scandale à l’Armory Show de New York en mars 1913. C’est l’année de la publication de Du Côté de chez Swann et du premier ready-made. Proust, entre temps, s’est abonné au théâtrophone. En mars 1915 a lieu le premier bombardement d’un Zeppelin sur Paris. En février 1916 le Cabaret Voltaire ouvre ses portes à Zurich. Au début de 1922 les surréalistes s’essaient aux « sommeils hypnotiques ». Proust meurt en novembre de la même année. Bref, cher Nicolas, on respire, qu’on le veuille ou non, l’air de son époque. On porte nécessairement la marque de son temps. Du reste, selon la même logique, une certaine façon d’être nostalgique, ou de se faire passer pour tel, peut aussi être une manière de mieux prendre le pouls de son époque. On se détourne alors de l’actualité pour, en fait, mieux la comprendre. En quelque sorte, on recule pour mieux sauter.
Nous n’avons pas encore rappelé dans ce qui précède qu’un des auteurs que Proust admirait est H.G. Wells (1866−1946). On lui doit, entre autres, La Machine à explorer le temps (The Time Machine, 1895). Le roman de Wells est un livre de science-fiction. Proust aime la science-fiction. Ecoutez bien, chez Proust, ce titre qui n’est nostalgique qu’en apparence : A la recherche du temps perdu. Ne sentez-vous pas que quelque chose de dynamique est mise en évidence, une volonté de progresser, d’aller de l’avant ? A la Recherche du temps perdu est un roman d’anticipation. Voilà pourquoi Proust est résolument, radicalement, indestructiblement moderne.

L’invention du surréalisme : des Champs magnétiques à Nadja, du 19 mai au 14 août 2021, Bibliothèque nationale De France.


2 Comments

Guz · 19 décembre 2020 at 10 h 28 min

Merci – c’est bien vrai ! Grâce à vous nous finissons l’année en beauté : j’ai encore appris des « choses » grâce à votre blog .. Maintenant je sais pourquoi André Breton me faisait si peur !!! Peut être un vrai tortionnaire de notre Marcel qui comme d’habitude, sachant tout, su se moquer de lui.

Richard LEJEUNE · 21 décembre 2020 at 17 h 34 min

PASSIONNANT !
Il n’y a pas d’autre mot.
Merci Monsieur Ragonneu..

Petite corection à effectuer, si vous me permettez : c’est 20 juin 1920 qu’il faut lire ici : 

A Marcel Proust

 » La grande légende des voies ferrées et des réservoirs, la fatigue des bêtes de trait trouvent bien le cœur de certains hommes.

André Breton
Philippe Soupault
20 juin 2020 »

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