René Blum, l’ami oublié

Published by Judith Bennahum on

portrait photo de René Blum
René Blum en 1929 © Henri Martinie / Roger-Viollet

Le 7 octobre dernier, un ensemble exceptionnel de 16 lettres de Marcel Proust à René Blum (1878−1942) était mis en vente chez Christie’s à Paris. Cette correspondance, qui n’a pas trouvé acquéreur, révèle le rôle clé de René Blum dans la publication de Du côté de chez Swann chez Grasset en 1913. Mais qui était René Blum, cet ami capital dans l’histoire éditoriale de La recherche du temps perdu ? Portrait par sa biographe américaine, Judith Bennahum, danseuse de ballet, professeure émérite d’histoire de la danse, chercheuse et chorégraphe à l’Université du Nouveau-Mexique (Albuquerque).

La vie radieuse de René Blum s’est perdue dans l’Holocauste en 1942. De façon mystérieuse, bon nombre de ses succès, notamment en tant qu’impresario de ballet, ont été oubliés peu après sa mort. De nombreux livres et articles sur les Ballets Russes l’évoquent comme une personne charmante et élégante, au goût exquis et au grand cœur, mais c’est à peu près tout.
L’Histoire l’a effectivement oublié. De plus, il a soigneusement évité d’être associé à son frère si important, Léon Blum, le tout premier président du Conseil juif et socialiste de l’histoire de France.

Soyeux et bons vivants

Né en 1878, Blum est élevé dans une famille juive orthodoxe alsacienne installée à Paris avant la Révolution de 1848 ; son père prospère en vendant des rubans en soie, tandis que sa mère aime la littérature et enseigne à ses fils l’importance de la justice sociale. Sa grand-mère était une sympathisante de la Commune et tenait une librairie.
René et ses frères ne sont pas pratiquants, ils profitent des plaisirs procurés par l’aisance et leurs relations avec le Tout-Paris. On ne sait pas trop comment René gagnait sa vie avant de rejoindre Monte-Carlo en 1924 et, pour en avoir parlé avec les quelques membres de sa famille qui l’avaient connu, il est assez évident qu’il ne gagnait pas sa vie, qu’il était payé ici ou là par différentes revues, mais que ses trois frères qui travaillaient dans l’affaire de soierie étaient les soutiens de familles des deux bons vivants attirés par les arts, Léon et René.
Les années 1890 se caractérisent davantage par l’affaire Dreyfus que par la Belle Époque. Anatole France, écrivain passionné, dreyfusard connu pour son franc-parler, devient un ami proche de la famille Blum et, quand René commence à écrire des pièces de théâtre, il prend pour pseudonyme le nom d’un personnage célèbre d’Anatole France, Monsieur Bergeret. Brillant polémiste, Léon Blum écrit également de nombreux articles sur l’Affaire Dreyfus, et il est aussi un critique littéraire et théâtral de talent. En tant que juriste, Léon assiste l’avocat d’Émile Zola pendant le scandale de J’accuse.

Revue blanche et Gil Blas

De six ans son cadet, René suit la voie tracée par son frère, surtout à l’époque où Léon écrit pour la prestigieuse Revue blanche. Dans les bureaux de la revue, René rencontre Mallarmé, Gide, et la plupart des poètes symbolistes. Claude Debussy en était le critique musical attitré. Peu après que la Revue blanche cesse de paraître, René Blum devient secrétaire général du quotidien Gil Blas, un autre journal parisien d’importance, réputé pour ses articles brillants et spirituels. Son frère Léon y écrit régulièrement des critiques littéraires, mais aussi pour Comœdia. À cette époque, René Blum devient président du premier ciné-club de France, Le Club du Septième Art, et son intérêt pour la réalisation et la diffusion des films n’a jamais faibli. Il rédige le prologue du Salon de la Section d’Or, le 30 octobre 1912, une des premières expositions cubistes qui comprenait des œuvres d’Archipenko, Juan Gris, Fernand Léger, Francis Picabia, André Dunoyer de Segonzac et le remarquable Nu descendant l’escalier de Marcel Duchamp. Quand il fallut trouver des plasticiens pour sa compagnie de danse, cela ne fut pas très difficile.

Ami des peintres et des poètes

Le jeune René Blum était surnommé « le Blumet » et « l’infortunio », de tendres sobriquets qui évoquaient sa personnalité plutôt mélancolique. Il passait ses étés au bord de la mer dans de charmants villages normands et bretons avec ses amis peintres Edouard Vuillard et Pierre Bonnard, ainsi qu’avec ses amis poètes et écrivains comme Romain Coolus, Catulle Mendès, Tristan Bernard et Philippe Berthelot. Il était aussi proche de Jacques Bizet, le fils de Georges Bizet. Puis 1913 fut l’année d’un événement capital : Marcel Proust ne parvenait pas à trouver un éditeur pour le premier tome d’À la recherche du temps perdu. Il écrit une lettre à René Blum en le priant de lui présenter un ami éditeur, Bernard Grasset. Du côté de chez Swann, qui compte 650 pages, allait bientôt paraître.

René le poilu

Quand la Première guerre mondiale éclate, Blum a 35 ans et il se porte volontaire mais il supporte difficilement les ravages de la guerre. Plusieurs lettres au département des manuscrits de la BnF attestent sa détestation des morts et des blessés. Doué en anglais et en allemand, il obtient la Croix de guerre pour sa bravoure au front : il met à l’abri des bombes plusieurs œuvres d’art et objets d’église. Abominable ironie du sort, il sera arrêté par les Allemands à Paris lors de la « rafle des notables » en 1941, puis assassiné à Auschwitz.
La photo où on le voit dans un camp de prisonniers en Allemagne en 1918, extraite d’un album de sa petite nièce Francine Hyafil, était inédite. Après la guerre, il continue à travailler dans l’art, à fréquenter les éditeurs et à promouvoir les arts décoratifs, un nouveau domaine, en contribuant notamment à la stupéfiante exposition Les Arts Décoratifs en 1925.
Finalement, le goût de René pour le théâtre lui fait accepter un poste au théâtre de Monte Carlo. Comme d’autres villes de la Côte d’Azur, Monte-Carlo et son théâtre s’étendent tranquillement sur une colline dominant la mer méditerranée. Malgré les sombres événements que vivait la France de l’après-guerre et malgré la grande dépression, Mont- Carlo vivait en dehors du temps, à l’écart de ces profondes blessures et s’occupait à divertir les riches de tous pays avec son casino et ses nombreux théâtres.

Les Ballets Russes à Monte-Carlo

Quand Serge Diaghilev meurt en août 1929, le directeur artistique des théâtres de Monte-Carlo, René Léon, contacte René Blum pour produire les saisons des « grandes manifestations d’art ». Par l’exécution du contrat de Diaghilev toujours en cours, Blum peut programmer des ballets itinérants bien connus comme le ballet lituanien de Boris Kniaseff, Uday Shankar, Vicente Escudero, et les Sakharoff. Puis, en octobre 1931, il crée ses propres Ballets Russes de Monte-Carlo, faisant venir le Colonel de Basil, autrefois connu sous le nom de Vassili Grigorievitch Voskressenski, invitant Balanchine, Massine, Kochno et Lifar, les pivots de la compagnie Diaghilev. La sœur de Nijinsky, Bronislava Nijinska, une excellente chorégraphe, les rejoint peu après.

René Blum et les dans seurs des balettes russes de Monte-Carlo
Ballets de Monte-Carlo. René Blum, Maria Ruanova, Michel Fokine, Hélène Kirsova, Vera Nemchinova et Anatole Oboukhov (de gauche à droite). Principauté de Monaco, mars 1936.

Comme Blum ne cessait de remonter à Paris, non seulement pour voir sa famille mais aussi pour raisons professionnelles, il ne fait pas de doute qu’il y rencontra Balanchine et qu’il vit les magnifiques jeunes ballerines dans la version de George Balanchine d’Orphée aux Enfers d’Offenbach au Théâtre Mogador. Balanchine reçut des critiques très élogieuses pour ses ballets, et l’ensemble de la production fut un succès considérable. Le jeune et brillant Balanchine devient le premier maître de ballet de la nouvelle compagnie et il crée 4 nouveaux ballets pour la saison à Monte-Carlo, du 12 avril au 8 mai 1932. Balanchine assure également les parties dansées de la pièce Les Amours du poète que René Blum avait écrite avec Georges Delaquys, sur une musique de Schumann. Ce drame s’inspirait de l’histoire de l’amour non partagé entre Heinrich Heine et sa cousine Amélie.
Avec Balanchine, le nom de Léonide Massine s’impose comme un choix évident. à cette époque Massine détenait les costumes et les décors de bon nombre des ballets Diaghilev.

Tournées mondiales

Mais les relations entre Blum et le Colonel de Basil, son maître de ballet, étaient tendues. Dès les débuts de leurs relations, de Basil profite de Blum sans vergogne et ne respecte pas leurs accords financiers. De façon plus pernicieuse, de Basil décide d’ignorer ses obligations contractuelles avec la Société des Bains de Mer, propriétaire du théâtre et du casino de Monte-Carlo. À partir du début de 1933, de Basil retire délibérément leur nom des affiches, des programmes et des supports publicitaires dès qu’il quittait Monte-Carlo. Ce fut le début de la fin entre de Basil et Blum. Blum sort vainqueur en créant ses propres ballets de Monte-Carlo et en faisant de grandes tournées avec les danseurs en Afrique du Sud, en Angleterre, en Australie et aux États-Unis. Il était connu pour attirer les plus talentueux et les plus innovants des compositeurs, des artistes et des chorégraphes, dont Michel Fokine.

L’ampleur et la gloire de la saison inaugurale consacre les attentes les plus folles de René Blum. Bientôt le destin de l’Europe des années 30 s’assombrit, jusqu’à ce que les États-Unis entrent en guerre en 1941, et il semble épouser la trajectoire funeste de René Blum, malgré ses succès avec plusieurs compagnies à Monte-Carlo. Tragiquement, Blum choisit de revenir en France après une tournée aux États-Unis en 1940, peut-être pour y revoir son fils, ses frères, et parce que cet ancien soldat était patriote.

Judith Bennahum est l’auteure de René Blum & The Ballets Russes : In Search of a Lost Life (Oxford University Press, 2011). Un long chapitre de cet ouvrage est consacré à Marcel Proust.

À LIRE
«Cher ami…» Une histoire épistolaire de la publication d’À la recherche du temps perdu de Marcel Proust (Les Cahiers Rouges, Grasset, 2019)
Le sabbat de Maurice Sachs (L’Imaginaire, Gallimard, 1946)


3 Comments

Luc FRAISSE · 31 octobre 2019 at 13 h 01 min

La fin de vie de René Blum est bouleversante. Mais dans son rôle si bénéfique et constamment bienveillant à l’égard de Proust et de son oeuvre, il n’a jamais été oublié.

    Nicolas Ragonneau · 31 octobre 2019 at 13 h 39 min

    Les proustiens attentifs qui ont lu la correspondance Proust-Blum ne l’ont effectivement pas oublié. Mais le personnage est grandement méconnu. Qui savait ainsi qu’il était l’ami de Dorgelès, à qui il souhaitait de remporter le Goncourt ?

      J-Louis Duffet · 21 avril 2020 at 19 h 36 min

      N’était-il pas non plus , ami de François de Tessan ou de son épouse Mme de Tessan ( née Suzanne Verdier) ?

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