Roland Dorgelès, lecteur de Proust

Jean-Charles Beaumont se souvient de son parrain, Roland Dorgelès (1885−1973), un souvenir qui se superpose dans sa mémoire à la lecture de Marcel Proust. Et qui contredit en partie l’idée reçue d’écrivains à jamais rivaux depuis le Goncourt 1919.
Nous allions souvent à Paris les week-ends. Ma mère, vêtue d’un tailleur Courrèges, était au volant de sa Mini Cooper. Elle roulait vite et faisait exprès de foncer sur les dos d’âne pour me faire rire. Elle était gaie. Les chansons qu’elle fredonnait et que je préférais étaient celles de Reggiani. Depuis Reims, nous passions par Soissons et entrions dans la capitale par la Villette. Ma mère garait la voiture au marché Saint-Germain, mais le véritable voyage commençait dans l’ascenseur de l’immeuble de Roland, rue Mabillon. La fermeture de l’accordéon de fer, l’ascension incertaine de la cabine, le miroir légèrement piqué qui renvoyait des reflets dont j’espérais qu’ils ne s’estomperaient jamais, les ornementations, le haut de la cage chantournée — j’avais l’impression d’être transporté dans un autre monde.
Comme un petit-fils
Roland Dorgelès n’a pas eu d’enfants. J’ai dû être comme un fils pour lui. Un petit-fils plutôt. La seule jeune personne présente pendant les neuf dernières années de sa vie. Il avait épousé la tante de ma mère, Madeleine, la sœur de ma grand-mère. Roland était donc mon grand-oncle par alliance. Il était surtout mon parrain, mon père spirituel et plus encore, bien qu’il me fallût des années pour comprendre que son œuvre faisait aussi partie de mon panthéon littéraire, celui qui me montra la lecture et me la fit entendre. Littéralement. J’ai fréquenté les grands textes à travers sa voix, avant que je ne sache lire et écrire.
L’appartement était immense, richement décoré. Je garde un souvenir assez confus de son agencement, des meubles, des objets, des tableaux. Je me rappelle deux statues d’Africains, dressées dans le vestibule pour accueillir les visiteurs, une odeur d’encens diffuse qui, mêlée à la poussière parisienne redoutable des années soixante, m’étourdissait et me faisait éternuer, les doubles rideaux en velours. Mais il y a une pièce dont je me souviens précisément. La dernière pièce au bout du couloir à gauche, avec sa porte capitonnée pour la protéger du bruit, du monde extérieur, de la vie domestique. Le bureau de Roland.
Jean-Charles Roland Beaumont
Dès ma naissance, Roland était là. Quand je fus baptisé bien sûr. Je porte d’ailleurs son prénom. Mon deuxième prénom, celui qui se cache, un peu secret, entre le premier et le patronyme. J’ai une photo où je prends un bain dans une bassine, dans la cour de notre maison de Chenay, sous la surveillance de Roland, une autre où il me tient la main fièrement, une autre encore, ma préférée, où il me regarde assis à table, en train de manger du raisin devant le buffet champenois. Cette photo a capté l’intensité de cette relation particulière qui nous unissait et qui me marquera toute la vie. Il a souvent et longtemps séjourné chez nous à Chenay, à Reims au Boulevard des Belges. Un jour, un journaliste et des photographes sont venus l’interviewer pour la sortie de son dernier roman, Le Marquis de la Dèche. Je m’étais caché derrière un fauteuil pour les écouter. Nous avons passé des vacances d’été au château de la Ferté-sous-Jouarre. J’ai voyagé avec lui en voiture lorsque ma mère l’emmenait à Bordeaux pour se faire soigner. Tant de moments qui ont ponctué mon enfance.
Mais revenons à cet endroit particulier qui me relie à lui d’une façon bien plus profonde : son bureau au 2, rue Mabillon à Saint-Germain des Prés.
Derrière la lourde porte capitonnée, au centre de la pièce, le bureau lui-même. Et partout, des livres. Cette bibliothèque me fascinait, m’impressionnait. J’étais attiré par ces objets. Par leur forme, leurs couleurs, leurs odeurs. Je savais avant même d’en pouvoir comprendre la raison qu’ils devaient enfermer ce génie qui me permettrait un jour de démultiplier le peu de temps qu’il nous est donné de vivre.
Roland se soumettait à une routine matinale dont il ne dérogeait que si l’urgence l’y obligeait. De 9h00 à 13h30, il s’enfermait dans son bureau pour travailler et nul n’avait le droit de le déranger. Nul sauf un petit garçon très sage et silencieux, plutôt timide et introverti, qui était autorisé à entrer dans le Saint des Saints, à s’asseoir avec un illustré dans l’un des fauteuils en cuir.
Strates et souvenirs

Ce garçon construisait sa mémoire et l’emplissait de sensations, de mots qu’il ne comprenait pas. Il voyait un vénérable vieillard à son bureau, en train d’écrire sans arrêt sur des feuilles de papier bleues, levant parfois les yeux pour le regarder avec une tendresse infinie et une forme de complicité. Parfois, on entendait les cloches de Saint Sulpice.
La mémoire de ce garçon, je la porte naturellement. Mais est-il moi ? Ces souvenirs que je raconte sont-ils les siens ou les miens déformés par tant de voix, tant de strates depuis ?
Roland posait sa plume. Une certaine heure de la matinée. Je ne me rappelle plus laquelle. Et il me parlait. Il me racontait des histoires de la Première Guerre mondiale. Il était sensible, lui qui avait écrit l’un des plus puissants romans sur les tranchées, au fait que mon grand-père paternel, René Clément, avait été tué à l’âge de 21 ans le 8 octobre 1918, quelques jours avant l’Armistice. J’ai toujours eu un rapport de proximité avec cette guerre qui s’était achevée 45 ans avant ma naissance. Il me parlait surtout de Montmartre. Du Lapin Agile. De sa butte mythifiée, perdue. Je vis près de Montmartre aujourd’hui.
Il lui arrivait aussi de se lever, difficilement, il était très âgé et malade, et de prendre un livre dans la bibliothèque. Il s’asseyait près de moi. Au début, quand je ne savais pas encore lire, il me faisait la lecture d’un extrait en me montrant du doigt les mots et les phrases qu’il lisait. Je suivais ces symboles mystérieux, obnubilé par ce qu’ils déclenchaient chez parrain : des lieux inconnus, des personnages d’un autre temps, des événements fantastiques, portés par sa voix si particulière, cette façon appuyée et élégante, surannée, de pronconcer le français. Très vite, j’ai appris des temps inconnus, des formes rares et belles qu’on n’utilisait que pour raconter des histoires au passé. J’ai appris à creuser dans les phrases, à leur donner une dimension autre que la simple linéarité dans laquelle elles semblaient s’énoncer. J’apprenais la littérature.
La Recherche dans la bibliothèque
Un jour, j’ai su lire. Je ne me rappelle plus quand. Très tôt. Je fus un lecteur précoce. Aussi, dans le fauteuil du bureau, les illustrés furent remplacés par des romans d’Alexandre Dumas, de Jules Verne, de Zola, de Balzac. J’étais autorisé à consulter n’importe quel livre. Tous ne m’intéressaient pas. Mais je lisais, beaucoup, sous le regard occupé et bienveillant de Roland.
Un autre jour, Roland me raconta que dans sa jeunesse, il avait manqué le Prix Goncourt pour son roman Les Croix de bois. Je connaissais vaguement le Prix Goncourt. Je savais qu’il en était le président depuis de nombreuses années. Ma mère m’en parlait souvent. Rapportait des anecdotes (Roland par exemple n’aurait pas apprécié le bandeau qu’Albin Michel fit imprimer annonçant en gros caractères « Prix Goncourt », et en caractères minuscules « 4 voix sur 10 »), les tensions entres les éditeurs, les jeux de pouvoir. J’ai grandi dans une famille où on ne parlait pas enfant aux enfants. Mon père, vétérinaire et homme cultivé — il lisait l’allemand, le grec et le latin — s’adressait toujours à moi dans une langue sérieuse, construite voire érudite. Ma mère était plus drôle. Elle avait établi avec moi une forme d’égalité, bien qu’elle eût toujours su garder son rôle de mère. Je participais à toutes les conversations avec les adultes ; j’avais droit de m’asseoir à la table des grands pendant les dîners. J’écoutais beaucoup mais parlais peu.
Roland mentionna le nom de Marcel Proust — l’écrivain qui avait obtenu le Prix Goncourt. C’était la première fois que j’entendais le nom de celui qui allait un jour bouleverser ma vie. Je n’ai jamais su ce que Roland pensait de Proust. Je n’ai jamais rien trouvé dans les archives1 ou dans les livres quoi que ce soit qui pût permettre d’imaginer quelle relation Dorgelès entretenait avec ce géant de la littérature. Je ne pense pas qu’ils se soient jamais rencontrés et encore moins fréquentés. Ils appartenaient à deux mondes littérairement et socialement si différents. Ce que je sais en revanche, c’est que la Recherche était dans sa bibliothèque. Je le sais car il m’en a lu deux extraits qui m’ont marqué et dont le souvenir, un jour, allait me pousser dans les bras du Narrateur.
Devant la paroi de verre
La première fois que Roland m’a lu un extrait de la Recherche, il avait choisi un passage tiré de À L’Ombre des jeunes filles en fleurs, le livre même qui lui avait fait perdre le Goncourt. J’en ai retrouvé la référence que bien plus tard, lorsque j’ai lu la Recherche à vingt ans. Là, j’en avais à peine six ou sept. J’écoutais attentivement :
Et le soir ils ne dînaient pas à l’hôtel où, les sources électriques faisant sourdre à flots la lumière dans la grande salle à manger, celle-ci devenait comme un immense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre duquel la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les familles de petits bourgeois, invisibles dans l’ombre, s’écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans des remous d’or la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celle de poissons et de mollusques étranges.
L’hôtel, l’aquarium, Balbec, les pêcheurs, les bourgeois… Ces mots frappèrent mon esprit de manière indélébile. Je rêvais de cette salle à manger. Naturellement, je ne comprenais pas la portée sociale du texte. Seule l’image m’importait. Et Roland, pourquoi avait-il choisi cet extrait en particulier ? Je n’aurai jamais la réponse. Il y a dans ces souvenirs autant de constructions a posteriori que de traces véritables et les seuls moments où il me semble que j’approche de la mémoire du petit garçon sont ceux pendant lesquels j’ouvre ma vieille édition de la Pléiade et relis le passage à voix haute, donnant aux mots toute l’intensité de mon émerveillement d’alors. Un jour, à Cabourg, devant le Grand Hôtel, je vis l’aquarium. Le réel était Balbec. Cabourg n’était qu’un ersatz bien fade. De Roland à ce moment-là, je ne garde aucun souvenir en dehors de sa voix. Forte et chevrotante à la fois, empreinte de nostalgie.
Combray, du côté du chemin des Dames
Je ne suis plus certain du deuxième extrait qu’il me lut. En vérité, je ne sais pas s’il lut un passage ou s’il me parla d’un passage qui l’avait beaucoup frappé. Et moi aussi par la même occasion :
Les lieux que nous avons connus n’appartiennent pas qu’au monde de l’espace où nous les situons pour plus de facilité. Ils n’étaient qu’une mince tranche au milieu d’impressions contiguës qui formaient notre vie d’alors ; le souvenir d’une certaine image n’est que le regret d’un certain instant ; et les maisons, les routes, les avenues, sont fugitives, hélas ! comme les années.
Cet extrait, j’aimerais imaginer qu’il me l’avait lu avant de me raconter une chose fort étrange. Mon village natal, Chenay, se situe en Champagne entre Reims et Laon. Mes parents y avaient une grande maison, belle et accueillante. Roland y séjourna. Non loin du Chemin des Dames. Cet endroit chargé d’histoire ne pouvait manquer d’impressionner Dorgelès et de faire revivre en lui maints souvenirs douloureux de la guerre.
Un jour, donc, il me raconta que parfois, les villes et les villages se déplacent. Commes les êtres et les choses. Combray, par exemple, était dans l’enfance du Narrateur près de Chartres. Puis se trouvait pendant la guerre, entre Reims et Laon, en Champagne. Comme notre village. Une géographie mentale fluide et relative qui se modelait au gré des perceptions et des intermittences de la mémoire. Je crois que Roland chérissait cette idée.
Après l’histoire du Prix Goncourt, Dorgelès aurait dit : « J’ai compris que cela valait mieux pour moi. Si les Dix avaient préféré mon ouvrage, je me serais entendu reprocher toute ma vie d’avoir étouffé un chef‑d’œuvre et fait mourir Marcel Proust […] Alors, je me félicite de ma défaite »2.
J’ai malgré tout la conviction que Roland fut un grand lecteur de Proust. Une conviction fragile, fondée sur des souvenirs fragiles, ceux d’un jeune enfant, complétés par ceux de ma mère qui fut, durant les dernières années de la vie de Roland, la véritable amie et confidente.
[1] Micheline Dupray. Roland Dorgelès. Un siècle de vie littéraire française. Paris, Presses de la Renaissance, 1986, p.196.
- Micheline Dupray mentionne dans sa biographie biaisée et peu sourcée que Dorgelès aurait confié à Maurice Ricord ne pas aimer Marcel Proust. Elle explique cette opinion par le fait que Proust comme Gide était homosexuel. Ce portrait d’un Roland homophobe ne correspond en rien au souvenir quen j’ai de parrain. Ma mère rejette absolument cette image d’un Dorgelès fermé et réactionnaire. Quant à Proust, Dorgelès a pu avoir des opinions changeantes. Mes souvenirs datent de la fin de sa vie et je ne serais pas étonné que son appréciation de l’œuvre de Proust ait évolué dans le temps. ↩︎
- Micheline Dupray. Roland Dorgelès. Un siècle de vie littéraire française. Paris, Presses de la Renaissance, 1986, p.196. ↩︎
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