50 ans de Proust en Folio

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Massin dans son bureau montrant le logo de la collection Folio. Photo Jacques Robert / ©Gallimard.

La collection Folio fête ses 50 ans. Une bonne occasion de revenir sur l’histoire d’un demi-siècle de parutions proustiennes en poche Gallimard et d’évoquer les excitantes parutions de septembre, le tout dans un marché du livre au format de poche qui connaît de grandes mutations.

Le chiffre est frappant, et il dit bien le succès colossal du format poche dans l’édition francophone : depuis sa parution complète en 1927, 7 exemplaires d’À la recherche du temps perdu sur 10 sont vendus en poche. À l’heure où Folio représente la moitié du  chiffre d’affaires de Gallimard (50 Folio sont vendus chaque minute !) et célèbre son demi-siècle d’existence, revenons sur cinquante ans de Proust dans cette collection qui semble avoir toujours existé.
Elle n’était pourtant pas pionnière, puisque les collections Idées et Poésie/Gallimard avaient été créées avant elle, respectivement en 1962 et 1966. À la NRF, Les Livres du jour (14 x 20,5 cm) et Succès (11,8 x 18,5 cm) forment deux séries  parues de 1928 à 1935, qui se veulent plus grand public que la « Blanche » et que l’on s’accorde à voir comme la protohistoire du format de poche. Mais il faut croire que l’époque de l’entre deux-guerres ne s’y prêtait pas complètement, alors que l’histoire de ce format se confond avec les Trente Glorieuses et l’avènement de la consommation de masse. Henri Filipacchi, qui lance avec Guy Schoeller le premier Livre de Poche chez Hachette en 1953, ne raisonne pas seulement en termes de format et de prix réduit. C’est toute la chaine graphique qu’il bouleverse et révolutionne dans un grand mouvement qui s’apparente à un mot d’aujourd’hui, déjà éculé et ringard : la disruption. De face, Le Livre de Poche présente une illustration en couleurs, parfois spectaculaire et/ou dramatique, là où l’édition française et le grand format ont toujours préféré la sobriété en définissant une couleur de couverture et une typographie immuables (voir les couvertures historiques de la NRF, Grasset, Denoël, Minuit, etc.). Les ouvrages sont brochés, la couverture affiche un pelliculage brillant, l’ensemble est souple et maniable et s’invite partout : 50 ans avant le téléphone mobile, le livre invente la portabilité…

25000 points de vente

Pour pouvoir fabriquer ces ouvrages et les vendre à prix bas (2,50 francs pour un poche « simple »), il faut encore pouvoir réaliser des tirages importants (jamais moins de 50000 exemplaires), et les diffuser également. Mais Hachette, avec sa puissance commerciale et ses nombreux réseaux de diffusion (notamment en gares et en aéroports… en 1965 les Messageries Hachette touchaient 25000 points de vente !) impose rapidement le Livre de Poche en librairie, avec cependant des résistances et des réticences qu’on n’imagine plus aujourd’hui. Pour bon nombre de bibliomanes, c’est toute la relation avec le libraire qui change : avant le Livre de Poche, on était servi par un ou une libraire, le poche ouvre au contraire l’ère du libre-service dans les points de vente. Certains libraires craignent par ailleurs une perte de valeur puisque le poche concurrence directement le grand format, dont la valeur faciale et le prestige sont bien plus importants. 

Michaux, ochlophobie et format poche

Enfin, du côté des auteurs, certains dénoncent cette démocratisation qui représente une banalisation du livre, de la lecture, et qui en fait un produit (presque) comme les autres. Henri Michaux et Julien Gracq manifestent leur hostilité. Dans le cas du premier, les raisons les plus souvent avancées d’un soi-disant élitisme sont fantaisistes, comme le raconte André Velter en 2016 sur le blog Recours au poème : « On a souvent dit que l’auteur de Plume refusait de voir ses livres en « poche », ce qui est exact, mais on en déduisait une hostilité marquée de sa part pour ce genre d’édition. En fait, ce qu’il redoutait par-dessus tout c’était la diffusion exponentielle de ses livres et la multiplication inévitable du nombre de ses lecteurs. Michaux souffrait, et il en était parfaitement conscient (il en parlait même avec une franche auto-dérision) d’une irrépressible phobie : la foule, la simple idée d’une foule, l’oppressait. Il n’est que de regarder ses encres, saturées de signes et de personnages qui dévorent l’espace, pour comprendre ce phénomène-panique. Et c’est très simplement qu’il avouait (Micheline Phankim, son héritière littéraire peut le confirmer) qu’après sa mort, ne redoutant plus d’être envahi par une meute incontrôlée de lecteurs, il lui était indifférent que ses textes passent en « poche ».
Je crois aussi que l’hostilité de certains était peut-être due à une inquiétude d’ordre culturel : c’est une certaine esthétique du livre, et notamment la typographie, qui paraissait alors menacée… 

Place aux œuvres intégrales

Mais surtout, et c’est peut-être la grande leçon du format poche, les éditeurs se rendent assez vite compte que le format réduit donne une deuxième vie aux textes, sans concurrencer forcément le grand format. Au contraire, dans le cas de la littérature sérielle, un schéma commercial d’amplification peut s’instaurer : le tome 1 d’une série peut devenir un best-seller en poche, permettant au tome 2, qui paraît au même moment en grand format, de faire des scores considérables, comme ce fut par exemple le cas pour L’amie prodigieuse d’Elena Ferrante. Le poche relance l’actualité d’une série, contribue ainsi à la massification de son succès et permet sa transformation en phénomène éditorial. Enfin, le poche contient en gésine la fin d’une génération de manuels scolaires : adieu aux extraits des œuvres dans des anthologies et des Lagarde et Michard, place aux œuvres intégrales à prix démocratique, au prescrit et aux programmes, du collège à l’agrégation en passant par les concours des grandes écoles, etc. Une manne importante pour les éditeurs, et qui représente chez Folio des ventes additionnelles d’environ 4000 exemplaires à l’année (par titre). Ainsi il est facile de prophétiser un beau succès pour Le Temps retrouvé en 2022–2023 : l’ouvrage est au programme de l’agrégation de lettres modernes 2023.

« Un amour de Swann » ouvre la voie

Gaston Gallimard n’est pas étranger au succès du Livre de Poche chez Hachette : dès 1957 il propose Le Livre de Poche Classiques, avec notamment des textes du fonds repris des éditions de la Pléiade. Le premier livre de Proust à paraître au Livre de Poche en 1954 n’en est pas vraiment un : « Un amour de Swann » (avec des chrysanthèmes de van Dongen sur la couverture et un portrait de Proust en 4e de couverture qui n’est autre que… Maurice Barrès !), extrait de Du côté de chez Swann, se vend à 500 000 exemplaires (pour le détail des ventes de la Recherche, voir le chapitre « Bergotte millionnaire, ce que nous disent les ventes de la Recherche » dans mon livre Proustonomics, cent ans avec Marcel Proust, Le temps qu’il fait, 2021). Cette pusillanimité s’explique facilement : chez Hachette on ne croit pas forcément au succès commercial de l’ensemble du roman dans ce format ; chez Gallimard on ne veut pas « tuer » commercialement un livre qui fait de grosses ventes dans la Blanche mais aussi dans la Pléiade où il est paru 4 ans auparavant avec l’édition Clarac-Ferré.

Du Livre de Poche à Folio

C’est le passage de Bernard de Fallois (directeur du Livre de Poche en 1960) chez Gallimard (où il publie Jean Santeuil et Contre Sainte-Beuve) qui rendra possible la première publication de la Recherche en poche, laquelle s’étale de 1965 à 1971. Le « proustien capital » connaît évidemment les chiffres de vente du roman chez Gallimard, il persuade les ayants-droit et la rue Sébastien-Bottin d’entreprendre sa publication au format réduit. Cette édition connaît un succès très important, et bon nombre d’étudiants se souviennent avec émotion de leur première lecture de la Recherche sous les belles couvertures de Pierre Faucheux. Chez Gallimard justement, on a tenté à plusieurs reprises, mais vainement, de s’associer avec Hachette pour développer du poche, notamment en sciences humaines et plus vastement dans tous les domaines du savoir. La marque décide alors de se lancer seule avec la collection Idées, dont l’acte de naissance en 1962 est la publication du Mythe de Sisyphe d’Albert Camus. Cette série, dirigée par François Erval, s’avère un succès pour la maison, mais dans des proportions assez éloignées du Livre de Poche, pour des raisons évidentes : les essais se vendent moins bien que la fiction. Dans tous les cas Gallimard constate les succès très importants du Livre de Poche, notamment avec les classiques dont il accorde les droits d’exploitation, et la maison est également liée commercialement à Hachette par un accord de distribution. Début 1970, un livre sur trois parus en Livre de Poche provient du fonds Gallimard. Comment Gallimard, à la tête d’un fonds unique, pourrait-il se passer d’une collection de poche généraliste ? Le 7 avril 1970, le directeur du Livre de Poche classique de l’époque, Robert Carlier (1910−2002), faisait dans une note interne1 un rapide bilan de l’activité, teinté d’inquiétude : « Après bientôt 12 années d’existence et 260 ouvrages de exploitation, il faut bien se persuader que, depuis 1968, la mine des best-sellers classiques va vers son épuisement ». Et un peu plus loin, il se fait plus péremptoire en résumant ce que tout éditeur au développement rapide finit par déplorer : « Nous produisons trop et nous tirons trop ».

Massin, un des plus grands proustolâtres

C’est dans ce contexte de concurrence de plus en plus rude que Gallimard décide de créer une gamme de poche pouvant accueillir ses plus grands succès. En mai 1970 Claude Gallimard annonce le retrait des titres Gallimard du catalogue du Livre de Poche. Le contrat de distribution avec Hachette est dénoncé en février 1970 mais prend fin le 31 décembre 1971, alors que Gallimard a créé la SODIS, sa propre société de distribution avec des entrepôts à Lagny-sur-Marne (77). Le projet Folio mobilise de grands noms autour de Claude, Robert et Antoine Gallimard : Roger Grenier, Bernard Fixot et Robert Massin, autant de bonnes fées penchées sur le berceau de la collection.
Massin (1925−2020), directeur artistique de l’époque et disciple de Pierre Faucheux, mérite un traitement particulier. Né en Eure-et-Loir, à précisément 15,7 km d’Illiers-Combray, c’est un des plus grands proustolâtres de l’Histoire. En 2015, on apprend, à la faveur de la parution de Relire de Laure Murat, que Massin a lu sept fois la Recherche en intégralité. Il signe certaines de ses lettres « Charlus », et c’est aussi le nom de son chien, comme il le révèle lui-même dans son autobiographie D’un moi l’autre, une traversée du siècle (Albin Michel, 2019). Ce livre, dépourvu de toute ponctuation, est truffé d’anecdotes savoureuses, et quelques-unes au sujet de Proust. Massin y raconte comment il a connu Marcel Proust dans son village natal, un berger qui n’était qu’un homonyme et qui « avait de grosses mains une face rougeaude et était totalement illettré À la mairie dont ma mère était la secrétaire je le voyais signer d’une croix la liste électorale ». Une anecdote qui, soit dit en passant, montre à quel point le nom de Proust est banal — à plus forte raison en Beauce. Fait moins glorieux, on apprend aussi dans son autobiographie comment Massin vole puis vend des lettres de Proust à Reynaldo Hahn (dont de nombreuses ornées de dessins) chez ce dernier, avec la complicité du secrétaire du musicien2.

300 maquettes préparatoires

Pour la création de Folio, Massin reprend le format de Penguin au Royaume-Uni, de Fischer ou de DTV en Allemagne (108 x 178 mm), en passe de devenir le standard du livre au format poche : c’est ce format qui donne son nom à la collection de Plon, 10/18 (1962). Dans un article de Communication et langages de 1972 intitulé « Folio, les avatars d’une couverture », il revient sur ce choix : « Lorsque j’ai créé les maquettes de “Folio”, j’ai tout de suite ressenti la nécessité de ce format qui me paraît tout à la fois élégant et pratique. Qu’il soit oblong ne demande pas nécessairement qu’on porte des vêtements aux poches plus profondes, car je ne pense pas qu’un livre de poche soit fait pour être mis, littéralement, dans la poche ». En 1972 il n’existe pas de service marketing aux éditions Gallimard, et toute une partie de cette stratégie échoit à Massin lui-même. Il comprend la nécessité de se différencier du principal concurrent, le Livre de Poche, et un format différent est déjà une façon de se distinguer. Mais il entreprend aussi une profonde analyse sémiologique des couvertures de la collection d’Hachette : circonvenir le principe graphique du Livre de Poche lui permettra de mieux définir son propre cahier des charges après, tout de même, 300 maquettes préparatoires.

Massin devant une maquette pour la couverture de Jules et Jim, le roman culte d’Henri-Pierre Roché (Folio n°1096). Le modèle du personnage de Jules est Franz Hessel, un des premiers traducteurs de Proust en allemand. Photo Jacques Robert / ©Gallimard

Illustrations originales et typo immuable

La couverture du Livre de Poche change de typographie selon les titres ? Il utilisera toujours la même police de caractère (Baskerville Old Face) quel que soit le sujet ou l’auteur, à un emplacement immuable. Le Livre de Poche reproduit une illustration sur toute la surface de la couverture ? Massin parie sur la réserve blanche autour d’une illustration commandée spécialement pour chaque ouvrage. La première version de la Recherche en Folio (1972) est d’ailleurs l’exception qui confirme la règle, reprenant certaines illustrations de Van Dongen réalisées pour l’édition « à la Gerbe illustrée » de 1969. Pour les éditions suivantes, il y aura une alternance d’illustrations originales et de reprises de tableaux classiques, notamment la formidable série des cathédrales de Rouen de Monet pour l’édition de 1988, qu’on nomme dans le jargon interne « l’édition domaine public ».
Dans sa volonté de se distinguer du Livre de Poche, Gallimard fait des choix rationnels qui lui ressemblent, qui correspondent à l’évolution et à la taille du marché, à son catalogue. Les tirages sont moins importants (une stratégie facilitée sans doute par la chute des frais fixes de fabrication), les prix un peu plus élevés permettant le passage en poche de noms moins célèbres mais pas moins prestigieux.

1972

Tous les tomes de cette édition de la Recherche reprennent les illustrations de Kees van Dongen parues en 1969 dans l’édition « à la gerbe illustrée ».

1974

Cette couverture présente une illustration signée Londinsky-Pasternak. Seul le nom de l’auteur y figure. La notoriété des plus grands auteurs rend le prénom superflu.

1987

Illustration de Jean-Louis Guitard pour cette édition alors que Proust tombe dans le domaine public et que commence la parution de l’édition de Jean-Yves Tadié en Pléiade.

1995

Suggérer le Temps : la série des cathédrales de Monet rhabille l’édition « domaine public » reprise de l’édition de Jean-Yves Tadié dans la Pléiade. Le prénom de l’auteur réapparaît. Elyane Dezon-Jones me précise que « L’idée des cathédrales de Monet en couverture de Folio classique a été proposée par Emily Eells à Jacques Maillot en 1994 ».

2001

Le logo de la collection évolue : le parallélépipède disparaît de même que la mention « texte intégral », le nom de l’auteur passe en couleurs dans une typo bâton.

2019

En 2019, année du centenaire du prix Goncourt attribué à Proust, un nouveau cycle de visuels s’ouvre avec les illustrations de Pierre Alechinsky.
Lire : entretien avec Pierre Alechinsky

500 titres en deux ans

Un autre élément de la stratégie commerciale de Gallimard réside dans la densification de l’offre dès les débuts de Folio : en seulement deux ans, tous les titres de littérature générale du fonds parus au Livre de Poche sont repris en Folio (500 titres, et 15 millions de volumes imprimés). Et c’est ainsi que la Recherche fait son entrée dans la collection, dès 1972, interrompant la très belle carrière commerciale de Proust sous les couvertures de Pierre Faucheux au Livre de Poche (de 1965 à 1971).
Dès l’origine, un rapport vertueux existe entre la collection de la Pléiade et Folio : l’édition de référence d’une œuvre parue dans la Pléiade est reprise en poche, notamment les notes analytiques mais pas les variantes, réservées à l’édition savante. Pour la Recherche en Folio de 1972, c’est l’édition de Pierre Clarac et André Ferré qui est utilisée, et quand Proust tombe dans le domaine public en 1987, c’est celle de Jean-Yves Tadié qui fait foi, et c’est encore le cas aujourd’hui, avec cependant de menues évolutions et des mises à jour régulières. Grâce aux ventes importantes et aux réimpressions plus fréquentes qu’en Pléiade, on peut dire que chaque tome de l’édition Folio constitue la version la plus à jour de la Recherche dans le catalogue Gallimard. 

Segmenter la collection

Après des années de succès, Folio est forcé de se segmenter pour rendre son offre plus lisible : le catalogue est pléthorique, la littérature contemporaine et les classiques du passé font couverture commune sans aucune différenciation. En 1985, Folio essais, Folio actuel et Folio histoire voient le jour, suivis de Folio bilingue en 1990 puis de la Foliothèque en 1991. Cette série, qui présente seulement un essai sur un texte du programme scolaire, destinée aux « publics étudiants », est inaugurée avec « Un amour de Swann », de Thierry Laget, qui deviendra un des contributeurs prisés des différents éditeurs de Folio. En 1993 et en 1994 naissent Folio théâtre et Folio classique. Ces deux séries sont dirigées par Jean-Yves Tadié jusqu’en 2019, et c’est évidemment en Folio classique que la Recherche va poursuivre sa glorieuse carrière en poche. L’édition des classiques en poche n’est pas un travail qui attire les projecteurs des médias puisqu’il consiste à animer un fonds par définition inerte, d’où l’importance, pour le faire vivre, des commémorations, de la prescription et de la veille académique. La mise à jour des classiques est coûteuse, surtout si on veut en faire une véritable nouveauté sur le plan commercial (i.e. un nouvel ISBN, mais aussi tout élément éditorial différenciant la nouvelle mouture de la précédente et permettant aux représentants de raconter une histoire vendeuse aux libraires). Elle passe par la recomposition éventuelle du texte et l’édition de l’appareil critique, et une nouvelle couverture, soit à la faveur d’un changement de ligne graphique, soit parce que le visuel de couverture commence à dater, ou parce que l’éditeur veut envoyer d’autres signes aux lecteurs potentiels. En 50 ans la Recherche a changé maintes fois d’habits. Au tournant du siècle les cathédrales de Monet laissent la place à des portraits picturaux, et la typographie évolue comme le reste de la collection. Le nom de Proust apparaît dans un caractère sans empattements, et en couleurs, comme c’est désormais la règle pour l’ensemble de la collection. Puis, en 2011 commence la parution des tomes de la Recherche dans une nouvelle composition, c’est-à-dire un nouveau caractère, mais aussi un interlignage et un empagement renouvelés. En l’occurrence cette « aération » du texte, permettant une meilleure lisibilité, consomme 20 % d’espace supplémentaire, entraînant une pagination plus importante. C’est un travail de romain (même si l’italique n’est pas interdite), coûteux et fastidieux, mais une fois qu’il a été effectué, il dure pendant des années. La recomposition apporte son lot de mésaventures et de bourdes diverses. Dans L’édition Folio de 2019 du Swann, à la page « Du même auteur » on trouve À l’ombre des jeunes filles en pleurs, une plaisanterie potache et une faute vénielle qui finit imprimée en bibliographie d’une édition de référence (une faute qui fut cependant corrigée dès la réimpression suivante, rendant ces ouvrages « collector »).
Certains Folio classique au Garamond originel n’avaient pas été recomposés depuis 1972, reproduisant justement coquilles et imperfections éventuelles pendant des décennies… D’où la nécessité du patient travail de correction des fautes à chaque réimpression, de recomposition des volumes les plus anciens, de commande de nouvelles éditions avec appareils critiques actualisé. Une entreprise de dynamisation du fonds menée par Blanche Cerquiglini, à la tête de Folio classique depuis 2019.
Folio compte aujourd’hui 18 séries, et Folio classique 716 titres. Du côté de chez Swann est en cumul la 8e meilleure vente du catalogue, et À l’ombre des jeunes filles en fleurs la 17e.… bien loin de L’Étranger de Camus, premier avec 9 millions d’exemplaires vendus.

Ne lire les préfaces qu’après

Il faudrait peut-être envisager de publier un Traité d’éducation à l’attention des lecteurs de classiques. Un des premiers articles de ce traité stipulerait : « Tu ne liras les préfaces qu’a posteriori ». On pourrait aussi publier un court manifeste pour obliger les éditeurs à ne publier que des postfaces. En effet, outre les précieux dossiers qui en font des éditions de référence, les œuvres phares sont souvent précédées de préfaces originales. Thierry Laget en a rédigé plusieurs en Folio, dont une pour Madame Bovary et l’autre pour son édition du Côté de Guermantes. Un lycéen lecteur de Madame Bovary lui fit le reproche (en l’apostrophant sur Twitter) de divulgâcher la fin du roman dans sa préface, et un autre lecteur déplore aussi, pour Guermantes, d’apprendre avant sa lecture du tome 3 la mort de certains personnages, de façon ironique. 

Bio et critique proustienne

Mais Proust en Folio ne se limite pas à la Recherche. Le Mystérieux correspondant, paru à l’origine chez de Fallois, a rejoint en 2021 Les Plaisirs et les jours, Contre Sainte-Beuve, Essais et articles. Il n’est pas interdit d’imaginer que Les Soixante-quinze feuillets fassent leur apparition dans les années à venir, ou de rêver à une nouvelle édition de Jean Santeuil, le grand absent du poche et demi-poche. Pastiches et mélanges demeure en Imaginaire Gallimard, une collection que j’affectionne particulièrement et dont le rafraîchissement graphique est réussi, mais qui se justifie de plus en plus difficilement face à Folio. Comment expliquer la présence d’Un barbare en Asie de Michaux, du Manuscrit trouvé à Saragosse de Potocki ou de Billy Budd marin de Melville en Imaginaire plutôt qu’en Folio, autrement que par des raisons historiques ? À l’inverse, Lecture de Proust de Gaétan Picon quitte le catalogue Folio pour rejoindre celui de Tel.
Côté commentaire et étude critique, la biographie de Proust en deux volumes par Jean-Yves Tadié, incontournable du fonds, fait l’objet d’une édition mise à jour parue en septembre 2022. Il s’agit tout simplement de la meilleure édition de ce livre, en tout cas de la plus complète, puisque de nouvelles découvertes plus ou moins récentes ont permis de préciser ou d’éclaircir certains épisodes de la vie de Proust entre la première édition et celle-ci. Parmi les beaux livres critiques parus en Folio, citons encore Proust fantôme de Jérôme Prieur, Maman de Michel Schneider, La Colombe poignardée de Pietro Citati et La Littérature et le mal de Georges Bataille, des références indispensables à une proustothèque digne de ce nom.

Un beau tiercé proustien

Folio ne pouvait évidemment pas passer à côté du centenaire de Marcel Proust. La biographie de Jean-Yves Tadié a été réunie sous coffret mais n’était pas seule en librairie le 9 septembre 2022. L’excellent Proust prix Goncourt de Thierry Laget l’accompagne, de même qu’une anthologie inédite, Proust-Monde, Quand les écrivains étrangers lisent Proust, une somme de plus de 600 pages synthétisant la réception de Proust en dehors de la France, avec de nombreuses autrices comme Virginia Woolf, Violet Hunt, Edith Wharton, Natalia Ginzburg… Le coffret de la biographie comme les couvertures de ces deux ouvrages présentent une illustration inédite de Christelle Téa. Une initiative bienvenue pour échapper au sempiternel tableau de Blanche…
Le poche a fini par acquérir ses lettres de noblesse et a permis de dynamiser grandement le marché du livre, un marché basé principalement sur l’offre et les nouveautés. Par ailleurs les prix du poche ont augmenté, permettant d’envisager des éditions spéciales, avec illustrations, à tirage limité, ouvrant un nouveau territoire de bibliophilie qui n’est plus seulement défini par la qualité du papier, le prestige du relieur ou le petit nombre d’exemplaires imprimés. C’est toute la valeur perçue du poche qui a changé depuis 20 ans : les éditions collector des Fleurs du mal et de Madame Bovary en sont des exemples éclatants. Les nouveaux papiers, fins et résistants comme le primalux (par exemple pour L’Ulysse de Joyce, 1664 pages, ou Les Bienveillantes de Jonathan Littell, 1408 pages) permettent aussi de faire des livres de plus en plus volumineux tout en restant maniables, qui, de fait, atteignent des prix de vente proches du grand format. Le côté de Guermantes (depuis 1994) et Le Comte de Monte-Cristo (depuis 2020) sont désormais en un seul volume, affichant respectivement 1088 et 1294 pages, pour 8,49 et 11,99 €. La pénurie de papier et l’inflation sur cette matière première sont telles qu’il est possible d’en voir une répercussion prochaine sur les prix de vente, apportant des arguments économiques de poids à ceux qui plaident pour davantage de parutions directes, inédites, dans ce format. Mais Blanche Cerquiglini insiste sur le fait que Folio, avec un prix moyen à 7,41 euros, reste en deçà du prix moyen de la concurrence, et qu’il faut s’efforcer de garder ce cap de prix modiques, condition d’accès du plus grand nombre à la littérature, ce qui fut toujours la vocation du poche. L’envolée récente des prix du papier rendra cependant cette entreprise difficile. 

Remerciements à Elyane Dezon-Jones, Thierry Laget et Eric Legendre.

  1. conservée à l’IMEC dans le fonds Hachette-Livre de Poche []
  2. Massin, D’un moi l’autre, pp. 170–174 []
Categories: Proustiana

5 Comments

Pascal Pfister · 31 mai 2022 at 16 h 24 min

Ainsi, le premier livre de poche consacré à Proust chez Gallimard serait « lecture de Proust » de Gaëtan Picon, paru dans la collection Idées en 1968, un petit livre rouge.
https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Idees/Lecture-de-Proust#
Un colloque de deux jours consacré à Gaëtan Picon est organisé à la fin de cette semaine.
https://www.fabula.org/actualites/documents/107912_5eb1c5ef8efda9f5df0e9fd2f13c663d.pdf

Leprince Pierre-Yves · 1 juin 2022 at 12 h 59 min

Grande et passionnante enquête à la fois sur la naissance des « Livres de poche » en général et sur les parutions successives des oeuvres de Proust. Une fois de plus – mais non la dernière, on l’espère ! – merci et bravo à Nicolas Ragonneau…

Ruth Brahmy · 2 juin 2022 at 11 h 53 min

Très très très intéressant article, cher Nicolas Ragonneau !
Merci notamment de signaler, à la fin, la réédition mise à jour et enrichie de la bio de JY Tadié ainsi que les incontournables volumes Folio d’une proustothèque digne de ce nom.
Et puis j’ai beaucoup aimé découvrir dans votre article les termes relevant de la sémantique éditoriale, tels que « empattement », « ligne graphique » et autres « empagement ».
Bravo et merci !

    Nicolas Ragonneau · 2 juin 2022 at 13 h 05 min

    Merci beaucoup Ruth. Et ravi si je peux contribuer à faire mieux connaître les métiers de l’édition.

MajorTom · 20 août 2022 at 21 h 33 min

Article très intéressant, merci !

Concernant les couvertures de la Recherche chez Folio, suis-je le seul à trouver les nouvelles oppressantes, agressives et même laides (soit tout l’inverse des précédentes, classieuses à souhait) ? 🙂

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