Entretien avec Gérard Pfister

Published by Nicolas Ragonneau on

Le poète, traducteur et éditeur Gérard Pfister publie Ainsi parlait Marcel Proust chez Arfuyen, la maison d’édition qu’il a créée, un très personnel recueil de « dits et maximes de vie » puisés dans toute l’œuvre de Proust. Une lecture essentielle, salutaire, et qui réservera de belles surprises, même aux proustomanes jusquau-boutistes, et dont le plaisir se prolonge avec cet entretien.

Commençons par une question qui ouvre tous mes entretiens : quelle a été votre expérience de lecteur de la Recherche ?
J’ai commencé de lire la Recherche à quinze ans. Je suivais alors mes études secondaires à Sainte-Croix de Neuilly, autrefois fréquenté par Aragon, La Tour du Pin et Montherlant, qui en fit le cadre de sa pièce, La Ville dont le prince est un enfant. Le snobisme y était chez beaucoup des élèves un sport et, de même que certains se piquaient de parler en latin, d’autres n’alignaient pas deux phrases sans faire référence, d’un air entendu, à tel ou tel personnage de Proust. C’était stupide et agaçant au plus au point. Mais, de même que m’est resté le goût du latin, je n’ai pas cessé non plus de lire et relire ensuite la Recherche, à chaque âge fort heureusement d’une manière différente.

Avez-vous été sensible dès le départ à la dimension morale et maïeutique du texte ?
Fichtre non ! Rien n’était plus éloigné, vous pouvez bien le penser, de ma lecture d’adolescent. La dimension éminemment ludique de ce jeu de personnages, tous plus pittoresques les uns que les autres, me frappait bien davantage. Madame Verdurin ne me semblait pas moins ridicule, dans ses prétentions artistiques, que Bianca Castafiore, et Palamède de Charlus, prince d’Oléron, de Viareggio et des Dunes, pas moins caricatural qu’Archibald Haddock, commandant du Karaboudjan et descendant de l’illustre François de Hadoque, capitaine de marine sous Louis XIV.

Marcel Proust rejoint dans la collection des saints, des mystiques, des philosophes et quelques romanciers. Qu’est-ce qui, chez Proust selon vous, lui permet de se glisser aux côtés de Maître Eckhart, de Thérèse d’Avila, de Pascal ou de Sénèque ?
En une époque où les gens ont de moins en moins le temps et le désir de lire et où les grandes figures de la culture classique semblent en passe de devenir bientôt aussi lointaines que les auteurs grecs et latins, la collection « Ainsi parlait » s’est donné pour objectif de permettre un accès facile et agréable à l’essentiel de ce que ces textes ont encore à nous dire aujourd’hui. Car avant d’être des totems scolaires et universitaires, ces grands auteurs classiques, de l’Antiquité aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, sont des hommes et des femmes qui ont vécu dans l’énigme de ce monde et ont tenté de témoigner de leur vision.
Certains d’entre eux, écrivains ou philosophes de premier plan, se rattachent explicitement à une tradition religieuse : c’est le cas, par exemple, de Thérèse d’Avila, de Maître Eckhart, de Paracelse ou de Pascal. D’autres — de loin plus nombreux — sont des chercheurs de vérité, libres de tout dogme et soucieux avant tout d’accomplir leur destin : auteurs de langue étrangère comme, par exemple, Dickinson, Leopardi, Novalis, Rilke, Thoreau ou Wilde ; ou de langue française, comme Baudelaire, Flaubert, Hugo, Péguy ou Suarès. Toutes ces œuvres sont des œuvres immenses et parfois d’un accès difficile, soit qu’elles n’aient été que très partiellement traduites, soit qu’elles aient cessé d’être rééditées. L’idée est de présenter des « dits et maximes de vie » qui témoignent de l’essentiel de la vision du monde qu’ont apportée ces auteurs. Les fragments (environ 450 pour les auteurs francophones et 220 en bilingue pour les auteurs étrangers) sont choisis dans l’ensemble des textes qu’ils ont publiés, y compris les journaux et les correspondances.

L’œuvre de Proust a‑t-elle sa place dans une collection ainsi définie ? Bien sûr, et j’y ai pensé dès le tout début. Elle correspond mieux que toute autre au concept et aux contraintes de la collection : une œuvre-monde, abordant presque tous les genres littéraires, tous les thèmes existentiels, représentant tous les registres de la pensée et de la sensibilité. Certes il est entendu que tout le monde aujourd’hui a lu tout Proust, voire le relit chaque année. Pour ceux-là, ce petit Ainsi parlait Marcel Proust est le moyen de retrouver aisément d’heureux moments de lecture. Pour ceux — très rares, n’en doutons pas — qui ne l’auraient lu encore que partiellement — ou, qui sait, pas du tout —, ce petit livre permet d’en saisir le propos essentiel et de leur donner le goût de prolonger la découverte. Je pense notamment aux plus jeunes lecteurs que le massif de la Recherche, j’en suis témoin, peut légitimement intimider.

On ne s’étonnera donc pas qu’au terme de la quête, la matinée chez la princesse de Guermantes ressemble à s’y méprendre à ces danses macabres qu’on voit peintes aux murs des petites églises de campagne qu’il aimait à visiter.

Quels sont les philosophes ou les pensées qui affleurent sous les fragments proustiens ?
De sa grand-mère et de sa mère, Proust a hérité le goût des moralistes du Grand Siècle. Même si le narrateur a la coquetterie de ne presque pas les citer, La Bruyère, La Rochefoucauld, Pascal sont sans cesse présents dans les analyses qu’il donne de la psychologie de ses personnages et de la vie en société. S’y ajoute, dans les portraits, un goût du trait acéré voire de la charge, qui lui vient tant du cardinal de Retz et de Madame de Sévigné que de Saint-Simon, bien sûr. Si la Recherche est un jeu de massacre dont aucun personnage ne sort indemne, c’est bien au pessimisme de ces auteurs, héritiers de l’Ecclésiaste et de saint Augustin, qu’il le doit. On ne s’étonnera donc pas qu’au terme de la quête, la matinée chez la princesse de Guermantes ressemble à s’y méprendre à ces danses macabres qu’on voit peintes aux murs des petites églises de campagne qu’il aimait à visiter.
Ce pessimisme se nourrit aussi, il faut le souligner, de la pensée de Schopenhauer telle que la lui avaient enseignée ses professeurs de philosophie à la Sorbonne. Contre cette vision très sombre du monde, Proust avait pensé trouver un remède dans la philosophie esthétique de Schelling, marquée par l’idéal quasi mystique du romantisme allemand. Dans cette perspective, la littérature aurait possédé le pouvoir non seulement de traduire en mots le réel, mais de le transmuer en éternité. Le Temps retrouvé devait être, au terme de l’entreprise, le moment de cette transmutation quasi alchimique. À la misère de l’homme sans la littérature qui marquait le désespérant cheminement du futur narrateur devait succéder la grandeur de l’homme sauvé par l’écriture. On sait ce qu’il en fut : ayant consciencieusement montré le caractère décevant de toutes choses dans un nombre de volumes sans cesse accru, le dernier tome qui devait marquer, comme dans les pièces de Feydeau, l’heureux retournement final, s’achève sur un tableau d’universelle déréliction.

Vous avez rassemblé 412 textes pour votre recueil, dans l’ordre chronologique et vous ne vous êtes pas limité à la Recherche : vous avez dragué les eaux profondes des Plaisirs et les Jours, de la correspondance, des traductions de Ruskin, etc. Pourquoi cet ordre chronologique ?
Tous les ouvrages de la collection sont composés selon cet ordre. S’il s’agit de témoigner de la vision du monde que nous a léguée tel grand écrivain, il est évident que l’on doit être particulièrement attentif aux modifications qu’elle a subie avec le temps. Le Rilke des Cahiers de Malte Laurids Brigge n’était pas encore celui des Élégies de Duino. Présenter ses différentes réflexions sur un même plan, sans tenir compte de l’écoulement du temps, serait on ne peut plus trompeur. Comme Proust appelle de ses vœux une psychologie qui prenne en compte, à l’instar de la géométrie dans l’espace, une troisième variable, la dimension temporelle, il est indispensable de faire ressortir l’impact du passage des années sur la vision de l’auteur.

Évoquons un peu le style des « aphorismes proustiens ». Que peut-on en dire ?
Il me semble qu’on pourrait les répartir en trois catégories. Les premiers pourraient ressembler à des mots d’esprit tels que ceux d’Oscar Wilde, où c’est avant tout la pointe qui compte, le brillant d’une expression caustique ou paradoxale. D’autres se situent dans la grande tradition littéraire des maximes de vie, de Sénèque à Montaigne, de La Rochefoucauld à Chateaubriand, où la méditation de certaines expériences entraîne la formulation de règles de sagesse. La catégorie la plus importante me semble relever d’un autre style : il s’agit d’énoncer, dans une perspective quasi scientifique, des lois de psychologie qui soient issues de l’observation des différents caractères individuels et milieux sociaux. Le ton se fait alors docte, volontiers péremptoire, comme si le romancier, fils et frère d’éminents professeurs de médecine, entendait rivaliser avec les pionniers de la psychologie expérimentale de son temps. L’ironie n’est cependant jamais loin et l’on soupçonne chez l’impénitent pasticheur quelque amusement à poser au savant de laboratoire.

Qu’est-ce que cette anthologie nous dit éventuellement de l’évolution de la personnalité de Marcel Proust dans le temps ?
Le temps détruit tout, les réalités comme les rêves. Proust avait renoncé à son premier essai romanesque, Jean Santeuil, dont faute d’une solide architecture, les personnages n’avaient pas réussi à prendre vie. La Recherche devait être cette « cathédrale » où tout pourrait s’organiser et s’animer avec une parfaite rigueur. Le temps perdu, le temps retrouvé, la symétrie était parfaite et la conclusion assurée. Mais rien ne s’est passé comme il était prévu. C’est le temps rongeur qui a pris le dessus et, prenant la place du narrateur, il a écrit bien sûr un tout autre livre que celui qu’avait imaginé l’auteur. Le déclenchement de la guerre, la mort d’Agostinelli, l’aggravation de la maladie ont changé la couleur du récit, ont introduit de nouveaux personnages, ont brisé l’espérance initiale. Rien n’échappe au temps, ni les êtres ni les lieux, ni les tableaux ni les livres. Les épiphanies de la mémoire sont illusoires et sans lendemain : « La durée éternelle n’est pas plus promise aux œuvres qu’aux hommes. »  Cinq pages avant la fin du Temps retrouvé cette phrase écrite en marge du manuscrit est un terrible aveu. Mais si la Recherche avait réussi son pari, si par un merveilleux happy end elle s’était terminée sur une apothéose de l’écrivain transfiguré par la grâce, lirions-nous aujourd’hui encore le livre avec une pareille impression de proximité ? Cet échec de Proust, cette incapacité à saisir la vie à plein, à l’égaler à l’éternité, c’est celui de notre modernité. Et la révélation finale de la toute-puissance de la mort, n’est-ce pas précisément cela qui nous rend ce livre, face au pire, fraternel ? 

Sous les apparences les plus suaves, les plus chatoyantes, la Recherche est comme une méthodique entreprise de destruction de toutes les illusions humaines.

Les dits et maximes de vie se font de plus en plus sombres au fil du livre. Est-ce que selon vous cela trahit une vision de l’existence de plus en plus pessimiste selon Proust ?
Proust est un merveilleux conteur et ce n’est pas sans raison que son narrateur désigne les Mille et une nuits, avec les Mémoires de Saint-Simon, comme modèles de son livre. Sous les apparences les plus suaves, les plus chatoyantes, la Recherche est comme une méthodique entreprise de destruction de toutes les illusions humaines. Autant de découvertes éblouies, autant d’amères déceptions. Mais ce qui au début du livre semble encore pouvoir aller vers une sorte de rédemption s’éloigne toujours davantage pour s’évanouir presque complètement là où devait advenir le salut. Le livre qui devait soigner la mélancolie  du dandy baudelairien s’achève dans une ambiance crépusculaire. Le pessimisme était déjà là. Il se découvre incurable.

Une partie de la critique a vu une sorte de mystique dans la progression du récit jusqu’à la révélation finale. Je pense que vous êtes le mieux placé pour pouvoir en juger. Est-ce qu’un mystique peut manger du poulet-frites, boire de la bière et du champagne au Ritz ? Est-ce que Proust est, comme Pasolini, un « mystique sans foi » ?
Est-ce être mystique que d’être ramené par le pavé inégal d’une cour, le tintement d’une cuillère ou le toucher d’un linge empesé à de pareilles impressions d’un lointain passé ? Est-ce accéder à la vérité ultime, à l’éternité ? Il y a sans aucun doute chez Proust une nostalgie mystique qui s’exprime aussi bien dans son goût des lieux sacrés, son culte de la beauté, son sens sacrificiel de la création artistique. Une telle nostalgie est au reste très caractéristique de la grande tradition du romantisme allemand, héritière de la mystique rhénane et de Böhme. Pour autant on ne dira pas que Novalis ni Schelling, parfaitement fidèles à cette grande idée,  soient des mystiques. Et, comme Nerval ou Baudelaire, Proust moins encore. Peut-on imaginer une mystique sans foi, sans espérance, sans salut ? Comme une vision très pure du néant de toutes choses. Je ne sais quel nom il faudrait donner à une telle conception. Le mot « mystique », tant galvaudé aujourd’hui, ne me semble pas à ce point extensible. Quelles que soient les habitudes que l’on puisse avoir, par ailleurs, au Ritz ou à l’hôtel Marigny.…

Dans Le Temps retrouvé, le narrateur se décrit comme « un rude directeur de conscience », mort au monde. Quelles seraient selon vous les leçons de vie de ce directeur de conscience ? Ou en d’autres termes, en quoi cette lecture peut être utile pour l’existence ?
J’y vois surtout un trait d’humour qui a dû réjouir plus d’un de ses amis. J’ai tout de même peine à m’imaginer Proust en abbé de Saint-Cyran…  Mais il est vrai que, sans verser dans l’admiration un peu naïve de Céleste Albaret pour son maître bien-aimé, la fréquentation de l’œuvre de Proust est d’un grand enseignement. Le premier précepte qu’il nous donne est l’attention par rapport aux choses, y compris les plus humbles, les plus banales car, à tout instant, de leur rencontre peuvent nous venir les plus belles grâces de l’existence. Une autre leçon, me semble-t-il, est la douceur par rapport aux êtres, car gens du monde ou du commun, tous sont de grands malades qu’il faut apprendre à traiter comme tels. Proust ne s’exclut pas certes pas du lot et n’est pas le moins exigeant à réclamer à son égard patience et compréhension, au risque même de paraître tyrannique. Proust est aussi, et cela peut être étrange de le dire ainsi, un extraordinaire maître d’énergie, attelé avec une volonté farouche, intraitable, à la tâche qu’il s’est fixée et capable de lui sacrifier sa vie même, quand ce ne serait, pour prendre le terme de Montherlant, qu’un « service inutile ». Proust est enfin, comme c’est la règle des plus grands dans cette collection, un infatigable chercheur de vérité, certes capable des plus étonnants détours, des plus invraisemblables sophistications, mais toujours revenant à l’essentiel, avec un sûr instinct, là où l’inquiétude est vivante, là où elle est inextinguible.

Categories: Entretiens

6 Comments

Guz · 17 février 2021 at 9 h 12 min

Un Grand Merci pour cet entretien très éclairant sur l’œuvre de Marcel Proust.

Gisele Prevost · 17 février 2021 at 10 h 43 min

Merci beaucoup pour cette interview et ces réflexions passionnantes. Ma bibliothèque proustienne ne cesse de s’enrichir 🙂

Dub · 17 février 2021 at 11 h 13 min

Superbe

Alain Roussel · 17 février 2021 at 13 h 57 min

Un des meilleurs éditeurs, au croisement de la poésie, de la métaphysique et de la spiritualité.

Tessier · 17 février 2021 at 17 h 08 min

Merci pour tous ces approfondissements, ces précisions, ces analyses passionnantes qui nous aident à lire et relire avec profit l’œuvre qui nous réunit ici.

Leprince Pierre-Yves · 27 juin 2021 at 16 h 49 min

Si nous nous rappelons beaucoup de lettres de l’auteur et bien des phrases de la « Recherche », mieux, le principe même de l’œuvre-cathédrale, il me semble que nous trouvons dans cet entretien tout ce que Proust lui-même espéra qu’un lecteur découvrirait, redécouvrirait, méditerait dans une forme à la fois littéraire, philosophique et scientifique entièrement neuve, demeurée neuve un siècle plus tard. Bravo, Gérard Pfister, merci pour nous – merci pour lui…

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