Entretien avec William Friedkin

Published by Nicolas Ragonneau on

Photo de William Friedkin
William Friedkin © Pat York

Il y a un an, je traduisais le texte de William Friedkin In the footsteps of Marcel Proust, publié en septembre aux éditions La Pionnière sous le titre Dans les pas de Marcel Proust, avec une préface de Jérôme Prieur. Comme Arte célèbre le réalisateur avec la diffusion d’un documentaire inédit, Friedkin Uncut, et celle de French Connection (le 1er juin), j’en ai profité pour demander un entretien au réalisateur mythique. J’ai passé une heure au téléphone avec cet homme chaleureux et enthousiaste, à tel point que l’entretien ressemblait bien davantage à une conversation, qui aurait pu se poursuivre pendant des heures, et dont j’ai volontairement conservé l’aspect un peu décousu. William Friedkin a eu quelques soucis de santé ces derniers mois, et sa voix au téléphone est celle d’un convalescent. Mais je n’ai même pas besoin d’amorcer notre échange par une question : dès qu’il s’agit de Proust, ce francophile s’enflamme et devient intarissable.

William Friedkin : Je voulais vous remercier pour votre traduction !

C’était un plaisir et un honneur. Content d’apprendre que vous appréciez le livre…
Ah oui, beaucoup ! Très heureux qu’il existe. Et je vous suis très reconnaissant.
Je n’imaginais pas écrire ce texte, c’est le New York Times qui me l’a commandé. Des journalistes à la rédaction savaient que j’étais un lecteur passionné de Proust et que j’avais visité plusieurs lieux de la Recherche, alors ils m’ont demandé d’écrire sur ce sujet. J’ai fait de mon mieux.

J’ai particulièrement apprécié ce que vous racontez de Jeanne Moreau vous lisant la Recherche.
C’est comme cela que je l’ai découvert. Nous nous sommes mariés à la fin des années 70 et nous vivions dans le Var, à Lagarde-Freinet. Très honnêtement, j’avais entendu parler de Proust mais je n’en avais jamais lu une ligne avant, croyant que ce n’était sans doute pas quelque chose que je pourrais apprécier… et ensuite Jeanne a commencé à me lire le texte et à me le traduire instantanément. Je l’ai trouvé extrêmement beau et profond, et… je continue à lire Proust chaque jour. Il y a une nouvelle traduction, vous savez. Du côté de chez Swann a été traduit par une romancière britannique talentueuse, Lydia Davis, et sa traduction est bien meilleure que la toute première. Elle bien plus proche du langage et du style de Proust.

C’est la traduction publiée chez Penguin en 2002, sous la direction de Christopher Prendergast.
Ainsi, vous avez fait l’expérience de la Recherche dans quatre versions différentes : en français et en anglais dans la traduction instantanée de Jeanne Moreau, en anglais de nouveau avec la version de Scott Moncrieff, et toujours en anglais avec la nouvelle traduction…
Oui, la traduction de Scott Moncrieff a été revue par un dénommé Terence Kilmartin, et c’est cette version que j’ai lue. Évidemment… à sa façon, je ne sais pas si vous connaissez le texte en anglais, c’est plutôt beau mais ce n’est pas le style de Proust… c’est beaucoup plus fleuri.

Je vois ce que vous voulez dire mais à cette époque la traduction était un peu différente de ce qu’elle est maintenant, comme vous le savez probablement.
Je suis un peu surpris que vous lisiez toujours Proust tous les jours !

Oh oui ! Et maintenant, comme j’ai traversé tous les tomes, je lis différents passages. Parfois je lis un passage hors de son contexte, c’est comme écouter de la musique quand vous voulez écouter un de vos passages favoris. Ainsi… je le lis tous les jours et c’est vraiment étrange parce que… je n’avais évidemment rien en commun avec Marcel Proust, absolument rien. Nous avons grandi à des époques différentes, nous avons des expériences et une éducation très différentes, mais j’ai trouvé une certaine… non pas similitude, mais une parenté et une humanité dans l’œuvre de Proust qui me saisissent dès la première phrase. J’ai commencé à comprendre que Proust est universel, que vous n’avez pas besoin d’avoir grandi à cette époque à Paris ni d’avoir fréquenté le Lycée Condorcet, ni même de vivre à Illiers. C’est tout simplement son humanité qui m’avait saisi, et le fait que j’avais évidemment ressenti des émotions similaires.

C’est ce qui est incroyable avec Proust, quelque chose d’unique sans doute : chacun peut y être sensible, qu’il soit américain, indien ou peut-être même  africain. Je n’ai jamais rencontré de lecteur de Proust venant d’Afrique, mais je suis certain qu’il doit y en avoir.
Je ne serais pas surpris, parce qu’une fois que vous avez découvert Proust, c’est une découverte pour toute la vie. Si vous vous consacrez à cette lecture… vous devez vous y consacrer ! Vous ne pouvez pas prendre cela comme un bon roman qu’on lit, et puis on passe à autre chose. Je trouve, pour être honnête, que la seule chose avec laquelle je pourrais le comparer serait des passages du Nouveau Testament.

Le livre est en quelque sorte en compétition avec la Bible, par sa dimension et son fond métaphysique…
Ce livre est un miracle parce que si vous lisez comme moi les premiers textes de Proust, alors qu’il était pour ainsi dire un chroniqueur mondain pour Le Figaro, rien ne pouvait laisser présager de ce qui allait arriver. Rien !

C’était effectivement une surprise de voir un talent si considérable émerger de tels débuts, disons, convenus. Personne ne pouvait attendre cela de cet homme.
En effet, et cela m’a beaucoup intéressé quand il proposa le premier tome et qu’il fut refusé par Gallimard et par André Gide, qui a dit que c’était la plus grosse erreur de toute sa vie. 

« […] toutes les expériences que j’ai vécues ont été en quelque sorte cristallisées par Proust. »

Je vois que vous avez aussi lu le Journal d’André Gide. Est-ce Proust vous aidait quand vous étiez à l’hôpital ?
Toujours. Proust m’a toujours aidé. C’est comme un endroit dans lequel vous allez, il stimule votre intellect, votre esprit et votre mémoire et toutes les expériences que j’ai vécues ont été en quelque sorte cristallisées par Proust. Je ne sais pas si vous connaissez un livre qui est sorti il y a quelques années en anglais, qui s’appelle Comment Proust peut changer votre vie d’Alain de Botton, que j’ai lu après avoir visité tous les lieux proustiens possibles. J’ai donc lu ce livre et sa conclusion, que j’admire beaucoup, c’est que vous ne devriez pas vous intéresser à la vie de Proust et à ses influences, vous devriez lire la Recherche, puis en sortir et écrire votre propre livre ! Votre propre livre sur votre enfance, vos souvenirs. J’ai aimé ce livre et son épilogue qui m’a transporté car je venais de faire cela. Je suis désolé, mais cela m’a beaucoup apporté.
Vous avez déjà été à Illiers ?

Oui, bien sûr.
C’est tout simplement un village magnifique, en dehors du fait qu’il s’agisse de Combray. C’est un très bel endroit à visiter !

Et qu’en est-il de la Recherche adaptée à l’écran ? Avez-vous vu les films de Schlöndorff et de Ruiz ?
Ils ne m’ont pas convaincu. Proust ne peut être filmé ! C’est comme une réaction chimique qui part de l’expérience de lecture dans votre cerveau où cela devient autre chose, c’est quelque chose qui est particulier à chaque lecteur, et les personnages existent dans votre imagination : vous n’avez pas envie de voir des acteurs s’en mêler. Et comme pour tout grand roman, si vous le réduisez simplement à son intrigue, cela ne veut plus rien dire. Je comprends pourquoi certains veulent adapter la Recherche, c’est une grande histoire, bien trop difficile à saisir, même en plusieurs parties, je ne ferais jamais cela, JAMAIS je ne voudrais entreprendre un tel film. Vous savez que j’ai travaillé avec Harold Pinter à mes débuts. J’ai réalisé un film, The Birthday Party, pour lequel j’ai bien connu Pinter1, et plus tard il a écrit un scénario de la Recherche. Je ne crois pas qu’il ait jamais été filmé, Joseph Losey voulait le faire, mais ils n’ont pas réussi à le réaliser. J’ai lu le scénario d’Harold, c’est très bon mais c’est comme… une impression. C’est une toute petite particule de l’ensemble, même s’il a voulu le rendre plus universel et couvrir davantage d’espace.

Avez-vous échangé avec Pinter sur Proust ?
Oui, il y a des années. J’ai travaillé avec Pinter, je crois, en… 1966 ou 1967. J’ai travaillé avec lui pendant un an, j’ai beaucoup appris de lui et nous parlions  de Proust. Harold était un acolyte, un admirateur de la première heure et un ami de Samuel Beckett. Et Harold a été profondément influencé par Beckett et Proust. Mais je ne suis pas entré dans la Recherche avant de me marier avec Jeanne.

Jeanne était la Shéhérazade de vos mille et une nuits proustiennes.
Exactement ! Ce fut une révélation. Elle lisait si magnifiquement que je pouvais visualiser, le texte pénétrait en moi et je le vivais.

« Dès que vous avez lu Proust, cela devient une partie de votre vie. »

Je peux imaginer à quel point cela était magique. Est-ce qu’elle connaissait le texte avant de vous le lire à haute voix ?
Oh oui. Comme la plupart des proustiens, la Recherche faisait partie de sa vie. Dès que vous avez lu Proust, cela devient une partie de votre vie. Il ne se passe pas une seule journée sans que je ne suscite dans ma mémoire la Recherche, ou que j’aie le désir de le lire.

C’est très émouvant, mais je pensais que votre roman préféré était Cent ans de solitude
Ah, c’est grand, c’est un roman contemporain fantastique. J’ai connu Garcia Marquez, je suis resté avec lui dans sa maison à Mexico City. J’ai vécu des expériences inhabituelles avec lui. Très inhabituelles. Mais une fois de plus, et comme avec Proust, je ne voulais pas faire un film de Cien años de soledad. Pas plus que je voudrais faire un film sur la Cinquième ou la Neuvième de Beethoven. C’est quelque chose qu’on doit vivre et chérir.

Est-ce que Proust a influencé d’une quelconque manière votre façon de faire des films ?
Il m’a seulement conduit à mieux focaliser mon attention. Dans la manière dont j’écris ou dont je raconte une histoire, Proust ne m’a pas du tout influencé. Vous savez, je suis américain, et j’ai une manière américaine d’approcher le cinéma. J’ai admiré des romans de Scott Fitzgerald ou d’Ernest Hemingway, et c’est toujours le cas, jusqu’à ce que j’arrive à Proust. Mais Proust a vraiment changé ma vie. Pas pour tenter de l’égaler, ce serait stupide. Parmi d’autres choses, la Recherche montre comment Proust a déplacé des éléments ici et là et comment il a réarrangé son environnement. Et tout est là, absolument tout est là, la maison de tante Léonie et le parc et l’église St-Jacques… Vous savez que je suis aussi allé au Lycée Condorcet, j’ai visité beaucoup d’endroits, je suis allé au 102 boulevard Haussmann, où se trouvait la chambre tapissée de liège. Je suis arrivé sans être annoncé, je suis monté à l’étage, c’était le bureau du président d’une compagnie d’assurance, et il savait que cette pièce avait été la chambre de Proust ; il y a avait une reproduction du tableau de Jacques-Émile Blanche au mur derrière son bureau, mais il était ravi de m’accueillir. Et j’ai passé un moment merveilleux au Lycée.
Le moment où j’ai basculé, où Jeanne a vraiment capté mon attention quand elle me lisait et me traduisait le texte, c’est lorsque le petit Marcel se trouve devant la porte de sa chambre, attendant que sa mère monte pour lui donner le baiser du soir. J’éclate en sanglots à chaque fois que je lis ce passage.

Est-ce que le fait que Proust soit à moitié juif vous importe ?
Non, je sais qu’il l’était, mais je ne sais pas à quel point cela était important dans son existence. Il y a tant de choses plus importantes.
Est-ce que Proust est lu en France aujourd’hui ?

Oui, bien sûr. Je pense que Proust est notre Shakespeare, il a cette dimension.
Absolument, il fait partie des tous meilleurs, quelle que soit la langue.

Est-ce qu’un tel amour pour la Recherche et pour Proust pourrait être un cas de possession ?
Possession ? C’est davantage une obsession et un dévouement, auxquels je pourrais seulement comparer mon amour pour Beethoven et Vermeer. Il y a ce merveilleux moment où Proust écrit sur la première fois qu’il voit la Vue de Delft de Vermeer, avec cette lumière sur les bâtiments. J’ai vu de mes yeux ce tableau de Vermeer. Oui, c’est comme un moment de mémoire capturé pour l’éternité à la manière dont la Recherche capture la mémoire. Quel peintre, Vermeer. Vous savez, ce sont ces artistes qui ont changé ma vie désormais, qui est bien différente de leur histoire.
L’autre chose qui m’impressionne également, c’est à quel point Proust croyait en lui-même.
La version de Tadié est formidable, et sa biographie merveilleuse.

« Louis Jourdan était le seul avec lequel je pouvais parler intelligemment de Proust. »

Vous avez un message pour lui ?
Dites-lui s’il vous plaît combien j’admire son livre. Pour moi, qui ai lu tout ce que je pouvais trouver, c’est le livre le plus définitif sur Proust, celui que je crois le plus. Et dites-lui que ce fut une grande expérience de lecture. Vous vous souvenez d’un acteur français qui s’était installé en Amérique et qui est devenu une star de l’écran, du nom de Louis Jourdan ?

Oui, bien sûr, vous l’évoquez dans votre texte.
Oui. Quand Louis est mort il y a quelques années, je lui rendais visite quand il était malade. Il était le seul avec lequel je pouvais parler intelligemment de Proust. Et il avait un exemplaire du livre de Tadié, dans les marges duquel il avait écrit. Il écrivait de nombreuses notes dans les marges, à chaque page, et il m’a donné ce livre avant de mourir.

C’est un beau cadeau.

C’est l’un de mes cadeaux les plus chers. Louis était vraiment un grand connaisseur de Proust, bien davantage que moi. Louis était un spécialiste de Proust.

Est-ce que vous essayez toujours de convertir vos amis à Proust ?
J’ai essayé avec de nombreux amis, mais ils n’y arrivent pas. Ils ne s’investissent pas suffisamment, et cela demande de l’engagement. Ce n’est pas la lecture idéale pour le plaisir, vous devez vous concentrer, chaque mot compte.
Vous savez Nicolas, c’est incroyable, il était très malade à cause de son asthme et il passait toutes ses nuits allongé, à écrire son chef‑d’œuvre.

Finalement, quelle force dans cet homme !
Je ne connais pas votre opinion, mais je crois en Dieu, je crois que ce livre a été divinement inspiré.

Eh bien, je ne sais pas s’il serait d’accord avec cette idée…
Non, il ne serait pas d’accord ! Pour lui ce livre avait été  inspiré par Ruskin ! 

  1. Pinter avait écrit le scénario de ce long métrage []

2 Comments

Guz · 24 mai 2020 at 17 h 16 min

Merci

Gise · 24 mai 2020 at 17 h 42 min

Formidable cette interview. Je découvre Jeanne Moreau proustienne. Extraordinaire. Merci bcp

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