Entretien avec Jean-Marc Levent

Published by Nicolas Ragonneau on

Entretien avec Jean-Marc Levent, directeur commercial des éditions Grasset et Fasquelle, proustien enthousiaste mais aussi fin connaisseur des lettres contemporaines et du monde de l’édition.

Jean-Marc Levent est une figure bien connue du monde du livre, façonnée par 40 ans de métier, et je devrais même écrire « métiers », tant il a exercé de fonctions diversifiées et tant son intérêt pour la chose écrite est vivace. S’il a participé à la création des éditions La Fabrique il y a 25 ans, la diffusion et le commerce demeurent ses domaines d’expertise : impliqué dans l’interprofession, membre de la commission Librairie Indépendante de Référence du Centre National du Livre, il partage son expérience en siégeant à la Commission des Usages Commerciaux du Syndicat National de l’Edition (SNE) et en intervenant à l’Ecole de la librairie. Membre de la Société des Amis de Marcel Proust et des Amis de Combray, Jean-Marc Levent revient sur sa lecture de la Recherche, mais aussi aussi sur les différents titres de la galaxie proustienne au sein du catalogue Grasset. 

La question obligatoire, pour commencer : quelle a été votre première expérience de lecteur de la Recherche ?
Elle fut exaltée, multiple et inaboutie. Exaltée car c’était le fruit d’un long processus jalonné de reports liés aux nécessités d’une vie professionnelle qui repose sur la lecture, la découverte de textes et de nouveaux auteurs et autrices ; multiple car trop souvent interrompue pour les mêmes raisons ; et inaboutie car la lecture des deux premiers volumes s’accompagnait de lectures parallèles qui me semblaient indispensables : la biographie de Jean-Yves Tadié, celle de George Painter, les souvenirs de Céleste Albaret, ceux de Robert Dreyfus… Je lisais donc de façon rhizomique ou, dans le sens inverse, paperollienne, les différents volumes de la Recherche. Deux comportements de lecture qui conduisaient inéluctablement à l’enlisement, faute sans doute d’avoir rencontré le lecteur ou la lectrice providentielle, la sentinelle suffisamment éclairée qui vous prémunit contre une telle entreprise de dissolution.
Et puis vient le jour où le désir de lecture s’impose et l’emporte sur tout autre contingence, obligation ou nécessité. Ce moment est arrivé l’été 2012 lorsque je suis entré aux éditions Grasset dont le fondateur avait accueilli et publié en 1913 Du côté de chez Swann à compte d’auteur, méthode très répandue à l’époque, après les refus des éditions Gallimard,  puis Ollendorff et Fasquelle. Ce fut le bouleversement tant espéré, comme un saisissement face à une rupture épistémologique, la conscience d’une ligne de césure qui délimite temporellement un avant et un après. Dans la majorité des cas, la lecture relève de la pulsion et donc de la satisfaction performative et autoréalisatrice. Le désir de lecture peut être lui aussi protéiforme et la perspective de rencontre, source de joie. Commencer la lecture de la Recherche c’est d’abord choisir la bonne édition, celle qui vous accompagnera plusieurs mois dans une lecture ample, longue, exigeante et minutieuse. Après avoir lu Du côté de chez Swann dans l’édition Quarto, son manque de maniabilité a fini par avoir raison de mon enthousiasme et m’a conduit à poursuivre avec la collection blanche de Gallimard mais après quelques dizaines de pages, l’absence de notes devenait frustrante, j’ai donc choisi – définitivement – l’édition du Livre de Poche établie collectivement par Eliane Dezon-Jones, Eugène Nicole, Luc Fraisse et Françoise Leriche.

C’est d’abord l’intérêt pour la lecture, les écrivains, la découverte de textes d’un genre nouveau qui m’a conduit à choisir de travailler avec des éditeurs de littérature générale, animé par la conviction que « le roman [n’était] désormais plus l’écriture d’une aventure mais l’aventure d’une écriture » comme l’écrivait quelque années auparavant Jean Ricardou à propos du roman de Claude Ollier, Été indien.

Je crois qu’il est utile et intéressant de signaler que vous êtes un directeur commercial-lecteur, un passionné de littérature et de livres. Je sais que cela peut sembler étrange quand on n’est pas du métier, mais votre profil est de plus en plus rare… La littérature, est-ce une vocation ? Quel a été votre parcours ?
L’exercice d’une fonction commerciale dans un milieu tel que l’édition (direction commerciale, direction des ventes, gestion de produit, représentation) ne peut être dissocié de la passion pour la lecture quelle que soit la catégorie d’ouvrages dont vous avez la charge (littérature, beaux-arts, bandes dessinées, livres pratiques, jeunesse, sciences humaines…). L’édition est un secteur professionnel vers lequel on se destine rarement par hasard. C’est d’abord l’intérêt pour la lecture, les écrivains, la découverte de textes d’un genre nouveau qui m’a conduit à choisir de travailler avec des éditeurs de littérature générale, animé par la conviction que « le roman [n’était] désormais plus l’écriture d’une aventure mais l’aventure d’une écriture » comme l’écrivait quelque années auparavant Jean Ricardou à propos du roman de Claude Ollier, Été indien. Je ne sais si je peux parler de vocation concernant mon rapport à la littérature mais lorsque je me retourne sur ces quarante années écoulées, les domaines communs à l’ensemble des éditeurs avec lesquels j’ai travaillé sont la littérature et les sciences humaines (Robert Laffont, Le Seuil, Fayard, Stock, Payot, Rivages, Albin Michel, Fallois, Grasset) dans le prolongement de ma double formation : des études d’édition et de philosophie.

Ce doit être frustrant de se dire, en 2023, que Grasset a raté l’édition de la Recherche dans son intégralité. Est-ce que cette frustration compte dans l’histoire et la culture de l’entreprise ?
Comme l’attestent les lettres que Marcel Proust a écrites à son ami d’enfance René Blum, frère de Léon, à Bernard Grasset et à Louis Brun, son éditeur dans la maison, Bernard Grasset n’a nullement « raté l’édition de la Recherche dans son intégralité » puisqu’il a publié Du côté de chez Swann et qu’il aurait souhaité publier les volumes suivants mais le départ de Proust en faveur des éditions Gallimard a été minutieusement ourdi. J’invite les lecteurs de votre blog e à lire « Cher ami… », Une histoire épistolaire de la publication d’À la recherche du temps perdu (Grasset, 2019, coll. Cahiers Rouges). Nous sommes très loin de l’image de l’auteur désintéressé, au-dessus de la trivialité des contingences et qui, sollicité par un éditeur rival, décide de céder aux sirènes avantageuses qui lui sont nouvellement proposées. C’est un exemple réussi de stratégie littéraire. Proust rêvait d’être publié à la Nouvelle Revue Française et a mis tout en œuvre pour y parvenir, jusqu’à reprocher à Bernard Grasset son « absence » alors qu’il était en maison de repos en 1916 après avoir été mobilisé.
Cet événement qui navigue entre sincérité et duplicité est l’un des plus fameux épisodes de la vie littéraire française. Dans sa lettre à René Blum du 31 mai 1916, Proust lui suggère de le « démarier » à Bernard Grasset en prétextant un revers de fortune et de ne pas lui avouer la véritable raison de son départ : la promesse faite par Gaston Gallimard, Rivière, Copeau, Ghéon et Gide de faire paraître les quatre volumes suivants simultanément et dès la fin de la guerre.
La culture d’une entreprise et particulièrement celle d’une maison d’édition ne saurait être la frustration. La vie d’éditeur est jalonnée de joies, d’enthousiasmes, de déceptions et de regrets. Les exemples sont nombreux qui vont de la découverte d’un texte au lancement réussi d’un livre en passant par l’échec de n’avoir pu porter un ouvrage sur les fonts baptismaux de la reconnaissance et du succès ou encore le départ d’un auteur qui quitte son éditeur pour s’établir chez un confrère et néanmoins concurrent.

Quel regard portez-vous sur le centenaire de la mort de Proust et sa myriade d’événements et de parutions, et plus globalement sur la série de quatre années qui ont vu s’enchaîner les 100 ans de son Goncourt, les 150 ans de sa naissance et les 100 ans de sa disparition ?
Les Français aiment les célébrations et les anniversaires, ceux-ci participent de la « boulimie commémorative » définie par Pierre Nora (« L’ère de la commémoration » in Les Lieux de mémoire, tome III, Les France, volume 3, Conflits et partages, Gallimard, 1993). Dans le cas de Proust, la simultanéité de trois événements qui s’étendent sur quatre ans (2019−2021−2022) a constitué une forme de mise en abyme mémorielle : Goncourt, naissance et mort. De Proust ad libitum à Proust ad nauseam pourrait-on dire avec un brin d’excès. L’avalanche éditoriale entre 2019 et début 2023, soit 334 ouvrages (source : Proustonomics, newsletter du 04/02/2023 mise à jour le 26/07/2023) répartis entre rééditions, anthologies, nouvelles éditions, beaux livres, bandes dessinées, catalogues d’exposition, compose un archipel mémoriel transpartisan qui fédère et s’oppose à la mémoire de groupes sociaux ou communautaires qu’ils soient religieux, linguistiques, géographiques ou sexuels.
Toutefois, cette profusion d’évènements littéraires, musicaux, artistiques et muséaux (saluons au passage la richesse des trois expositions qui se sont tenues l’année dernière au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, « Proust du côté de la mère », créée par Isabelle Cahn et Antoine Compagnon ; à la Bibliothèque Nationale de France, « Proust, la fabrique de l’œuvre », présentée par Antoine Compagnon, Nathalie Mauriac Dyer et Guillaume Fau ; à Carnavalet, « Marcel Proust, un roman parisien », organisée par Valérie Guillaume et Anne-Laure Sol) a confirmé, s’il le fallait, la place majeure de l’œuvre proustienne dans le patrimoine littéraire français légitimé par son passage progressif, mais irréversible depuis les années soixante, des raisons du cœur à celle de l’esprit, soit de la mémoire à l’histoire. Comme l’explique Antoine Compagnon, Proust est lui-même un « lieu de mémoire » (« La Recherche du temps perdu, de Marcel Proust » in Les Lieux de mémoire, tome III, Les France, volume 2, Traditions, Gallimard, 1993).
Le paradoxe de ce carême-prenant proustien, proustophile, proustolâtre et proustomaniaque est, me semble-t-il, le suivant : pour lire la Recherche, il faut du temps long et un temps de lecture lent, ces deux impératifs sont-ils compatibles avec notre temporalité du quotidien à l’heure d’une vie numérique rythmée par les smartphones, applications, ordinateurs, interfaces, tablettes et objets connectés ?

Dans ce contexte, comment est-ce qu’on travaille, sur le plan commercial, des titres proustiens comme celui de Mathilde Brézet ou celui de Charles Dantzig ?
Ces deux livres ont ouvert et refermé les commémorations du dernier anniversaire, celui du centenaire de la disparition de Proust. Nous avons insisté auprès de nos équipes de représentants sur le fait que le livre de Mathilde Brézet, Le grand monde de Proust, est une somme unique, remarquable et passionnante (comme l’était Balzac et son monde de Félicien Marceau [Gallimard, 1970] sur La Comédie humaine) qui constitue un dictionnaire exhaustif des personnages d’À la recherche du temps perdu élaboré par une jeune agrégée de lettres classiques qui a consacré plusieurs années de travail à cet essai qui s’est imposé dès sa parution et a été distingué par les prix Céleste Albaret, Khôra-Institut de France et Cazes.
Concernant Proust océan de Charles Dantzig, la réputation de son auteur à la culture encyclopédique et à l’érudition éclectique a contribué à susciter la curiosité des libraires à l’égard d’un ouvrage flamboyant, incisif, drôle et célébrant l’écrivain, parfois de manière inattendue, humoristique et décalée succédant à des informations tantôt graves, tantôt légères. Charles Dantzig insiste sur le nombre de sujets nouveaux que Proust a apporté à la fiction : c’est le premier écrivain à parler de la tendresse masculine et plus spécifiquement de la tendresse entre hommes ; de l’homosexualité ; du snobisme ; il est le premier à avoir mis en scène le personnage d’un écrivain.
L’ensemble de l’ouvrage composant un essai esthétique révélant une conception de la littérature fondée sur une longue familiarité avec l’œuvre de Proust. Signalons que, concomitamment, l’auteur était également producteur du « Podcast Proust » qui comprenait 68 émissions créées ou rediffusées entre le 17 novembre 2021 et le 18 novembre 2022 sur France Culture.

Pour finir, quelles sont vos recommandations de lectures proustiennes dans la collection des Cahiers rouges, qui compte bien des pépites ?
Voici quelques ouvrages de la collection Cahiers Rouges que tout amateur de Proust devrait lire pour mieux appréhender la société de l’époque, la vie culturelle, littéraire, artistique et politique :

Sans oublier, bien sûr, de Marcel Proust, Albertine disparue, édition établie par Nathalie Mauriac, arrière-petite-fille de Robert Proust, avec la collaboration d’Etienne Wolff.

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1 Comment

Leprince Pierre-Yves · 26 septembre 2023 at 13 h 52 min

Chaque publication de Prousonomics (merci à son créateur !) est une occasion de découvertes, de bonheurs mentaux, de réflexions bienfaisantes. Je ne signalerai, de cet entretien avec Jean-Marc Levent, qu’une seule phrase, de lui, qui exprime avec tant de justesse l’expérience connue par tant de lecteurs de la « Recherche » que je voudrais ne jamais l’oublier, que je souhaite la partager : « Ce fut… la conscience d’une ligne de césure qui délimite temporellement un avant et un après. »

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