Entretien avec Saul Friedländer
Le grand historien de la Shoah et prix Pulitzer 2008, Saul Friedländer, publie À la recherche de Proust au Seuil, traduit par Alexandre Pateau : un essai très personnel sur la Recherche, l’identité et les ambiguïtés du Narrateur et la manière dont elles font apparaître celles de Proust lui-même.
On ne présente plus Saul Friedländer, un des plus grands historiens du nazisme né en 1932, un brillant polyglotte, un personnage à l’histoire personnelle bouleversante qui traverse la violence des années sombres du XXe siècle. De Prague à la France, de Tel-Aviv à Genève et à la Californie où il réside désormais, il transforme finalement, dans ses livres les plus intimes, les chagrins en idées par une alchimie puissante, toute proustienne. Ici pas de questions sur la politique, les dérives d’Israël ou les années Trump : Saul Friedländer s’est déjà largement exprimé sur ces sujets d’actualité avec une lucidité admirable. Il n’est question dans cet entretien que de ce qui occupe beaucoup sa retraite : la littérature, les livres en général et Proust en particulier.
Je vois que vous habitez une ville baptisée Tarzana. Sans être forcément une jungle urbaine, j’imagine que ce nom vient de Tarzan ?
Oui, ça vient en effet de Tarzan. Pendant les années 30, Burroughs habitait la région qu’il avait achetée avec les immenses revenus de son Tarzan. Il acquit le droit de nommer son fief d’après son livre. C’est Illiers-Combray à l’américaine.
Quelle a été votre première expérience de lecture de la Recherche et dans quelles circonstances cette lecture s’est-elle faite ?
Je suis presque certain d’avoir lu le premier volume de la Recherche en 1947/48, quand j’étais pensionnaire de première à Henri IV. Ou alors, immédiatement après mon arrivée en Israël, en Juin 1948, alors que j’essayais de sauvegarder mon identité culturelle française et alors que j’acquérais l’identité très différente du nouvel Israélien.
Votre connaissance de Proust ne se limite pas à la Recherche, vous avez lu toute l’œuvre. Quel regard portez-vous sur cette trajectoire d’écrivain peu banale ?
Je n’ai lu l’ensemble de l’œuvre proustienne que bien plus tard, un peu au hasard, mais toujours avec un intérêt immense, intérêt qui finalement est devenu l’impulsion d’écrire quelque chose sur cet auteur qui me fascinait. Pendant longtemps j’aurais été incapable d’expliquer cette fascination, a part l’évidente beauté de l’œuvre. Finalement, je crois avoir découvert ce qu’il en était et je l’ai dit dans la conclusion du petit livre dont nous parlons. En suivant le développement de l’œuvre, j’ai été frappé, comme tout le monde, par l’apparition, très tôt, d’éléments qui, sous forme définitive, feront partie de la Recherche (je viens de lire Les 75 feuillets publiés tout récemment, qui confirment cette longue gestation). Mais, par ailleurs, on ne peut qu’être émerveillé par la différence de qualité entre les débuts et l’œuvre définitive. Les feuillets récents ne font que confirmer ce formidable enrichissement.
Dans la page de remerciements, vous dites que Proust Uncertainties aurait dû être écrit directement en français : pourquoi avoir finalement choisi l’anglais ?
Ce livre aurait dû, en effet, être écrit en français. Mais je vis aux Etats-Unis depuis 1988, l’anglais est ma langue quotidienne et ma langue de travail (j’ai enseigné ici pendant toutes ces années), j’avais déjà écrit trois livres en anglais, bref pour ces très mauvaises raisons je décidai d’écrire et de publier d’abord en anglais.
Et puis, je l’avoue, il y avait la vraie raison : je craignais, étant si loin de France et de tout, d’affronter, dès le début, une critique que je craignais de devoir être négative : comment ce déraciné ose-t-il toucher au patrimoine ? Il n’y connait rien. Alors qu’en fin de parcours, après l’anglais et la version allemande, cela ne me toucherait pas autant.
Valéry Giscard d’Estaing avait rencontré Joseph Losey au moment où ce dernier travaillait à son adaptation de la Recherche et l’avait plaisanté en lui disant qu’un Américain du Middle West ne pouvait pas comprendre un grand écrivain français comme Proust. Ceux qui étaient présents estiment qu’il n’y avait pas que de la plaisanterie dans cette remarque, près de 40 ans avant les polémiques autour de l’appropriation culturelle. Vous soulignez l’absence de métaphysique dans la Recherche, mais alors, qu’est-ce qui en fait un auteur aussi universel ?
Parmi les gens qui lisent encore, Proust reste en effet un auteur universellement admiré, ou presque. J’ai cité dans mon livre l’opinion négative du Général. J’imagine qu’il n’était pas le seul en son temps et que d’autres lui emboîtent le pas aujourd’hui. Il s’agit sans doute d’une petite minorité.
Il me semble que cette admiration largement partagée provient avant tout de la beauté véritablement effervescente des descriptions, de la finesse des portraits, comme de la vérité des rencontres diverses.
À peine avez-vous commencé à lire que vous êtes face à l’inoubliable apparition de Combray vu du train, de la description de son église ou du personnage de la tante Léonie, la scène du baiser maternel, etc., etc.
Et puis, bien sûr, il y a la langue.
Ceci dit, il se pourrait bien que cette admiration se base surtout sur la lecture du premier volume et que les admirateurs de la Recherche toute entière et des autres œuvres de Proust forment un groupe plus restreint. Mais qu’importe.
Le titre français d’ailleurs ne dit que très imparfaitement ce que le titre anglais véhicule. Le choix de ce titre, À la recherche de Proust, a‑t-il été problématique ?
Je n’ai pas eu de problème avec le titre français suggéré par mon éditrice. En fait j’ai trouvé le jeu de mots habile et je n’ai pas perçu de discrépance majeure entre l’intention du titre anglais et le sens du titre français. Ce n’est que maintenant que je vois que le titre français peut créer un malentendu. Si vous me le permettez, je vais essayer d’élucider ce point plus loin dans mes réponses.
On apprend dans une note que vous avez échangé avec Carlo Ginzburg sur Proust. Voilà une rencontre passionnante, qui fait rêver. Peut-on en savoir davantage de vos échanges proustiens ?
Carlo Ginzburg est un ami de longue date. Nous avons tous les deux enseigné dans le même département d’Histoire à UCLA, à peu près en même temps (Il est rentré en Italie quelques années avant mon départ à la retraite.)
Notre conversation proustienne, bien trop brève par ailleurs, a eu lieu lors d’un colloque récent sur un tout autre sujet.
Carlo, que je n’avais donc pas vu depuis un certain temps et auquel je racontais que j’étais sur le point d’achever un petit livre sur Proust, me demanda quelle était mon approche. Je lui dis que je me concentrais sur l’énigmatique personnage du Narrateur et son rapport non moins énigmatique à l’auteur ; il mentionna alors l’article de Leo Spitzer. Voilà plus ou moins.
Je réalise que, alors que vous étiez enfant, réfugié dans l’Allier, Carlo était avec sa mère à Pizzoli, où toute la famille était assignée à résidence de 1940 à 1943. Elle traduisait alors Du côté de chez Swann. Vous a‑t-il parlé des années où Natalia traduisait le premier tome de la Recherche en italien ?
Vous m’apprenez que pendant la guerre, de 1940 à 43, alors que la famille Ginzburg se trouvait en résidence surveillée à Pizzoli, Natalia traduisait Du Côté de chez Swann. J’ignorais ce détail. Ou l’aurais-je oublié ? J’ai lu Tutti nostri Ieri (Tous nos hiers, Liana lévi, 2003) il y a longtemps déjà et il se peut qu’elle y mentionne la traduction. Carlo ne m’en a pas parlé. J’ai eu moi-même l’honneur d’avoir eu mes mémoires du temps de guerre (Quand vient le souvenir…, Seuil) traduit en italien par Natalia Ginzburg et je ne peux qu’imaginer la finesse de ses traductions d’après la finesse de ses écrits. Malheureusement je n’ai pas eu l’occasion de rencontrer Natalia. À deux reprises nous devions nous rencontrer : la première fois, à Rome, mais une réunion du Conseil de l’Europe bloquait l’accès du quartier ou Natalia habitait et je devais partir peu après ; la seconde fois elle dut être hospitalisée pour une maladie dont elle ne se remit pas.
Votre livre porte essentiellement sur la figure du Narrateur, ses contradictions, ses non-dits, ses zones d’ombres. C’est un ouvrage dont l’idée semble s’être cristallisée au fur et à mesure de vos lectures de la Recherche, où prend-elle sa source différemment ?
Oui, mon livre porte surtout sur la figure du Narrateur sous tous les aspects que vous mentionnez. Ce n’est pas une idée que j’ai eue d’emblée. J’avais décidé d’écrire sur Proust : je le lisais et je le relisais. Au fur et à mesure de ma relecture de la Recherche, le personnage du Narrateur m’est devenu de plus en plus opaque. C’est au cours de ce processus — je ne sais plus quand exactement — que j’ai compris que c’était là mon sujet. C’était évidemment risqué, car cela pouvait donner l’impression que je tombais dans une sorte de biographie de l’auteur ou plutôt que j’essayais d’élucider certains aspects biographiques mais ce n’était pas mon intention. La voix du Narrateur est très proche de celle de l’auteur mais ce sont justement les divergences, les contradictions inhérentes au texte et entre le point de vue du Narrateur et celui de l’auteur qui m’ont posé problème. Il ne s’agissait pas de résoudre quoi que ce soit mais plutôt de cerner l’indécis, quitte à le laisser non résolu, bref quitte à demeurer dans l’incertitude quant à ce que le texte veut nous dire. En ce sens vous avez raison : le titre français donne trop l’impression qu’il s’agit d’une incertitude biographique, alors que l’incertitude reste générale, quant à l’auteur et quant au sens du texte.
L’identité juive de Proust est un terrain polémique. Certains, comme Alessandro Piperno, voient un Proust antijuif ; d’autres, comme Antoine Compagnon, montrent comment André Spire, Georges Cattaui et Albert Cohen utilisaient le prestige de Proust pour servir la cause du sionisme dans l’entre-deux-guerres. Enfin Denis Saurat, et plus récemment Juliette Hassine et Patrick Mimouni, ont tenté de montrer l’influence de la littérature talmudique et cabalistique dans la Recherche. Vous faites de cette question de l’identité juive une des « incertitudes proustiennes » qui parcourt tout votre livre. Pouvez-vous résumer votre intime conviction sur ce sujet ?
Proust et le judaïsme, le Narrateur et le judaïsme, le judaïsme et les juifs dans la Recherche, quel amas d” incohérence et de contradictions. Ce sont probablement ces contradictions au niveau du Narrateur qui m’ont mené à mon sujet. Je n’ai pas lu les auteurs que vous citez et donc je ne peux pas contredire avec précision, mais j’ose quand même avancer que le texte de la Recherche ne permet pas d’évoquer une quelconque connaissance de la Cabbale. Le Narrateur n’exprime que confusion et contradictions sur un sujet qui manifestement le préoccupe beaucoup. J’en reste à ma propre incertitude, d’autant plus qu’à part les épithètes et les effusions, le Narrateur se perd lui-même à ce sujet dans les détails du récit.
Et si l’on veut chercher la solution chez Proust lui-même, n’oublions pas que, d’une part il sera dreyfusard, mentionnera à Montesquiou la judéité de sa mère bien-aimée et donc, partiellement, la sienne, mais que, d’autre part, il sera très proche non seulement de Lucien Daudet mais également des deux membres de la même famille et antisémites notoires : Alphonse et surtout l’infâme Léon.
Proust lisait Gobineau et croyait vraisemblablement aux races, comme son père et comme la majorité des Français du tournant du siècle — juifs ou pas. Cette information, associée au fait que Proust soit un « métis », une créature hybride, ne permet-elle pas de comprendre de façon fine les tiraillements de sa personnalité, ses ambiguïtés et, partant, de celle du Narrateur ?
Votre interprétation — à laquelle je n’avais pas pensé — me paraît tout à fait convaincante. Disons : métis, en plus partiellement juif et homosexuel, ces éléments permettent en soi d’expliquer les ambiguïtes de l’auteur, les tiraillements de sa personnalité et, par suite, les incertitudes de son Narrateur.
Vous avez écrit sur deux des géants littéraires du XXe siècle, absolument contemporains : Proust et Kafka. Est-ce le fruit du hasard, et si tel n’est pas le cas, comment l’expliquer ? Quels seraient les points de contact entre ces deux univers ?
La réponse est simple et bêtement autobiographique : je suis né à Prague et le parcours social et professionnel de mon père fut très proche de celui de Kafka : la même langue (l’allemand), la même université (Charles), les mêmes études (droit), la même profession (juriste dans une compagnie d’assurances). Par ailleurs, la famille de ma mère habitait les Sudètes, où Kafka venait pour son métier et parfois pour skier — et écrire. Donc, en écrivant une très mince biographie de Kafka, je répondais à une offre et explorais le cadre de mon enfance. Pour ce qui est de Proust, c’est de la suite qu’il s’agit : ma nouvelle culture, mes problèmes d” identité, et surtout le souvenir indélébile d’un certain baiser maternel…
1 Comment
Guz · 3 juin 2021 at 8 h 34 min
Merci pour cet entretien et surtout un grand BraVo à votre question touchant à la double culture religieuse de Marcel Proust. La réponse à cette question est aussi éclairante que votre question.