Postiches et mélanges : la moustache au temps de Proust

Published by Nicolas Ragonneau on

La moustache la plus spectaculaire de la Belle Époque : le dramaturge Georges de Porto-Riche (1849−1930) photographié par Paul Nadar en 1895

« Oh ! ma chérie Lucie, ne te laisse jamais embrasser par un homme sans moustaches ; ses baisers n’ont aucun goût, aucun, aucun ! Cela n’a plus ce charme, ce moelleux et ce… poivre, oui ce poivre du vrai baiser. La moustache en est le piment. »

Guy de Maupassant, La Moustache, 1883

« J’espère que vous vous portez très bien, que je passerai par Trouville ou que vous passerez par Paris, que je pourrai me retremper un peu dans les flots roux gris de votre barbe […] »

Marcel proust, lettre à horace de landau, 1894, Corr., t.I, lettre 157

Le temps de Marcel Proust, c’est l’âge d’or de la moustache, de toutes longueurs, de toutes formes, de toutes densités. Mais la moustache n’est pas seulement le signe de l’adhésion aux modes de la Belle Époque, c’est un attribut qui vit avec sa sémiologie propre et multiple. Comme une paire de bacchantes étrange et qui a mis des mois à pousser, voici un long article dans lequel je n’ai pas pas pu tailler.

Si vous feuilletez le magnifique livre Le Monde de Proust vu par Paul Nadar en scrutant chacune des figures masculines présentées dans cet ouvrage, peut-être serez-vous, comme moi, frappé par le fait qu’à l’exception de Nicolas Cottin (valet de chambre de Proust) et des palefreniers du prince Radziwill, tous les hommes portent la moustache ou la barbe. Une autre exception notable est Jean Cocteau, un cas sur lequel nous reviendrons, mais dont le visage glabre lui donne un incontestable air de modernité. Logique : la photographie date des années 30, comme celle de Léon Daudet, imberbe lui aussi, quand la plupart des images de cet ouvrage datent du tournant du siècle. La mode de la moustache et son rôle de marqueur social ont passé. Sans moustaches, la Belle Époque semble bien loin.

Moustache : un signe politique

Cette étrangeté de domestiques glabres n’en est pas vraiment une, mais un fait social défini par le droit. En effet, pour les hommes de la Belle Époque, la moustache était réservée aux soldats, aux gendarmes, aux ouvriers et à la haute société (aristocrates et grands bourgeois qui les imitent la plupart du temps…). La domesticité est imberbe et nul besoin de convoquer Bourdieu pour comprendre que l’absence de moustaches est alors le signe du dominé : cette réalité est déjà prégnante, comme le montrent des extraits de presse des années 1890. Sauf qu’au lieu de « domination », on parle plutôt de « servitude ».

Un moustaché militaire et lecteur de Proust : le général Mangin à l’époque de Du côté de chez Swann.

Maupassant, le « mansteller »

À la fin du XIXe siècle, on trouve dans les journaux des publicités promettant “une belle moustache, même à quinze ans”, comme si le barbier, tel un marabout africain, pouvait accélérer la puberté et l’apparition des poils. Autrement dit, dans l’imaginaire social de l’époque un adolescent de quinze ans avec une moustache devient un adulte, viril et sexué1 (la majorité sexuelle depuis 1863 est à 13 ans pour tous et elle le restera jusqu’en 1942). En 1883, Guy de Maupassant fait paraître La Moustache, une courte nouvelle en forme d’éloge des bacchantes, et dont le narrateur est une femme (on parlerait aujourd’hui de manstelling) : « Je n’aime pas beaucoup la barbe ; elle donne presque toujours l’air négligé, mais la moustache, ô la moustache est indispensable à une physionomie virile. » 

Le poil viril et autoritaire

Dans toute l’Europe occidentale de la seconde moitié du XIXe siècle et du début du XXe siècle, la moustache, si elle présente des variantes culturelles et si elle est soumise évidemment aux modes (différences de forme, de densité, de taille plus ou moins soignée), demeure l’attribut viril et autoritaire par excellence, et le militaire l’archétype du moustachu — et vice-versa. Le mot “poilu”, avant de désigner les soldats de la Grande Guerre, était d’ailleurs déjà utilisé comme synonyme de grognard de la Vieille Garde napoléonienne.

“Vous avez bien vu ce monsieur qui a déjeuné avec moi ce matin ? Hein ? petites moustaches, air militaire ? Eh bien c’est le marquis de Cambremer.”

À l’ombre de jeunes filles en fleurs

Mais cette imagerie martialo-pubère se poursuivra de manière hyperbolique et sinistre bien après que la moustache est passée de mode, via Hitler (dont les soldats sont pourtant lisses et glabres comme des statues d’Arno Breker), Staline (“Ses moustaches narguent comme des cafards” écrit Ossip Mandelstam), et d’autres dictateurs à leur suite.

Ne pas se confondre

L’important est de bien délimiter les frontières et les catégories sociales, et en cela la moustache est un signe pratique, identifiable de loin comme un maquillage de théâtre, et qui dépasse souvent la largeur du visage. Chez soi, le maître de maison ne saurait être confondu avec les gens de maison : à lui les bacchantes, aux domestiques le visage glabre2. Au restaurant, au café, dans les hôtels, cette différenciation est évidemment impérieuse. L’anthropologue Rosalind Eyben3 rapporte l’incident suivant : en 1890 à Vienne, un jeune aristocrate, dînant avec quelques amis dans un des hôtels les plus en vue de la capitale viennoise, fait un esclandre car il refuse d’être servi à table par du personnel à moustaches. Cette confusion possible entre les classes lui est insupportable.

Les garçons de café doivent rester des garçons

1907. Deux ans avant que Proust ne se mette à l’écriture de la Recherche, un débat éclate sur fond de tensions sociales en France. Abonné à sept quotidiens, Marcel Proust ne passe pas à côté de cette actualité : réclamant un jour de congé hebdomadaire, les limonadiers se mettent en grève. Mais ce n’est pas tout, ils demandent également le droit de porter la moustache. 

« L’essentiel n’est pas pour eux d’enjoliver leur visage mais de se soustraire à l’humiliation qui empoisonne leur existence, à l’interdiction monstrueuse — ce n’est pas trop dire ! — d’user d’un droit que la nature, aussi bien que la Déclaration de 89  donne à tout citoyen ; l’essentiel est de montrer enfin qu’ils sont des hommes, des hommes libres, qui n’ont plus de rois, qui n’ont point de maîtres et qui peuvent arborer à leur aise ce symbole de la toute-puissance masculine, la moustache. Oh ! la belle indépendance ! »  

La Presse, 29 avril 1907

« Les femmes sont tout à fait décidées à mourir de faim avec leurs enfants plutôt que de voir tomber encore sous le rasoir les moustaches de leurs maris. Les garçons tiennent absolument à avoir du poil sous le nez : quelques-uns d’entre eux pourraient cependant se contenter de celui qu’ils ont dans la main. »

Mémorial de la Loire et de la Haute-Loire, 21 avril 1907 

Qu’il aient 17 ou 45 ans, qu’ils soient mariés avec des enfants, ou grands-pères, les garçons de café restent des garçons, c’est-à-dire des subalternes imberbes maintenus éternellement dans un état d’enfance, et dont la sexualité est au mieux indéterminée, au pire “déficiente” (le mot est de Gil Mihaely4. En somme : des eunuques en livrée.

Des visages de palefreniers aussi lisses que les chevaux qu’ils entretiennent.
Paul Nadar, Ecuries du prince Constantin Radziwill dans son hôtel parisien
20 mai 1884 Photo © Ministère de la Culture – Médiathèque du Patrimoine

Domestique homme : en voie de disparition

Le conflit prend fin en mai 1907 et les limonadiers obtiennent gain de cause. La moustache s’invitera désormais au zinc. Et Marcel Proust insère cet épisode social dans la Recherche, dès À l’ombre des jeunes filles en fleurs :

« Tout d’un coup je me rappelais que le nom d’employé est comme le port de la moustache pour les garçons de café, une satisfaction d’amour-propre donnée aux domestiques […] »

Les domestiques hommes au tournant du siècle en France ne représentent plus que 17% de l’ensemble de la domesticité en 1901. Si on retient le chiffre habituellement avancé d’un million de domestiques en 1900, les hommes ne seraient plus que 170 000.
Quand, en 1913 Albert Le Cuziat, premier valet5 (notamment chez le prince Radziwill et le Comte d’Orloff), quitte son service pour ouvrir les Bains de Cuziat dans le IXe arrondissement puis l’hôtel Marigny dans le VIIIe (à chaque fois avec l’aide financière de Marcel Proust) on peut certes voir cet événement comme l’ascension sociale d’un rastignac breton et dépravé, mais on peut aussi le voir comme un signal marquant la disparition de la domesticité masculine.

Domestiques, délinquants, déviants

La suspicion d’homosexualité et de déviance à l’endroit des hommes domestiques est si ancrée dans les représentations sociales qu’elle les désigne naturellement comme coupables dans toute sorte de faits divers. 

« Quand la nouvelle science de la médecine légale crée un nouveau cadre pour comprendre l’homosexualité masculine, avec une typologie mettant l’accent sur le costume, l’allure, le goût et les aspects physiques comme indices de la « perversion des pédérastes », les domestiques se trouvent au cœur de cette nouvelle classification. Les médecins légistes sont appelés pendant l’examen d’un suspect à s”« attacher principalement aux caractères sexuels secondaires », comme la pilosité. »

Gil Mahely, Un poil de différence, masculinités dans le monde du travail, années 1870–1900

Dans les colonies, c’est la même idée qui prédomine, et la moustache participe alors des représentations affirmant la supériorité raciale des colonisateurs sur les colonisés. On reconnaît ceux-ci par leurs visages imberbes, et dans les pays où, pour des raisons cultuelles, la barbe est d’usage, la moustache joue encore davantage ce rôle de discriminant : 

« La barbe des colonisateurs devait être rasée, afin de s’assurer qu’il n’y ait absolument aucun risque de confusion [avec les autochtones]. La mode de la moustache sans barbe à la fin du XIXe siècle différencie avec succès le colonisateur du barbu-moustachu sikh en Inde ou musulman en Afrique du Nord française.” 

Rosalind Eyben, ‘The Moustache Makes Him More of a Man’: Waiters’ Masculinity Struggles, 1890–19106

L’absence de poils des Indiens d’Amérique et des Asiatiques (pour des raisons hormonales et génétiques) rend cette discrimination beaucoup plus évidente et simple pour les Occidentaux, en même temps qu’elle renforce et accréditent leurs conceptions raciologiques. 

La moustache amorce son déclin

Au moment même où les garçons de café obtiennent le droit de porter des bacchantes, en mai 1907, la moustache a pourtant commencé son déclin. Les plus jeunes et les artistes ne se reconnaissent plus dans ce symbole d’une société bourgeoise, hautement codifiée. Bloch lui-même dans Le Temps retrouvé, certes un peu plus tard, n’a pas seulement changé d’identité (Jacques du Rozier), mais il a également rasé sa moustache. L’homme nouveau est glabre, mais pour le Narrateur le temps s’est suspendu : ses moustaches et ses cheveux demeurent noirs, quand le bal de têtes n’est plus qu’un défilé de bacchantes grises.

« Tu entreras dans le XXe siècle sans moustaches »

Ce constat est frappant dès lors qu’on suit l’évolution du visage de certains artistes et écrivains proches des nouvelles écoles ou appartenant aux avant-gardes. Jean Cocteau, bien que fréquentant Marcel Proust (il est plus jeune de 18 ans), est le symbole de cette société brillante et nouvelle. Après avoir brièvement porté « une fine moustache à la Barrès » comme le souligne son biographe Claude Arnaud, il montrera toujours par la suite un visage imberbe, comme un véritable défi au Temps.

Grâce aux autoportraits de Pablo Picasso (1881−1973), on possède un témoignage précieux du point de bascule du moustaché au glabre. En 1901, un célèbre tableau de la période bleue nous montre le peintre portant moustaches et collier de barbe. Puis, 5 ans plus tard, barbe et moustaches ont disparu, pour longtemps. Même évolution chez Kasimir Malevich, où la pilosité faciale disparaît entre 1900 et, au plus tard, 1912. Et les exemples sont légion : toute une génération d’artistes nés à partir de 1880 entrent dans le vingtième siècle sans moustaches.

Le Bauhaus ? glabre !

Plus tard, en 1926, une photo de famille réunissant les membres du Bauhaus (mouvement né en 1919) ne peut pas être plus éloquente : Herbert Bayer est le seul rescapé de l’espèce des moustachus.

Photo de groupe du Bauhaus à Dessau en 1926. De gauche à droite : Josef Albers, Hinnerk Scheper, Georg Muche, László Moholy-Nagy, Herbert Bayer, Joost Schmidt, Walter Gropius, Marcel Breuer, Vassily Kandinsky, Paul Klee, Lyonel Feininger, Gunta Stölzl et Oskar Schlemmer.

Josef Albers ? glabre ! Hinnerk Scheper ? glabre ! Georg Muche ? glabre ! László Moholy-Nagy ? glabre ! Joost Schmidt ? glabre ! Walter Gropius ? glabre ! Marcel Breuer ? glabre ! Vassily Kandinsky ? glabre ! Paul Klee ? glabre ! Lyonel Feininger ? glabre ! Gunta Stözl ? glabre ! Oskar Schlemmer ? glabre !
La moustache n’est plus qu’un souvenir, ringardisé par les représentants de la nouvelle vague des arts et des lettres.

André Gide, moderne et rasoir

Le cas d’André Gide, né deux ans avant Proust, en 1869, est assez exemplaire. En 1907, Gide abandonne la moustache : les photographies de l’écrivain, remarquablement archivées par la Fondation Catherine Gide, permettent facilement de suivre ses transformations physiques. Sur l’une d’entre elle, datée de 1907, Gide apparaît pour la première fois imberbe au vingtième siècle. Les photos suivantes dans la chronologie le montrent également imberbe. Pourtant, son journal semble contredire la chronologie de l’iconographie.

« J’achève « La porte étroite » le 15 et le 16 je rase mes moustaches. Consterné par le peu d’expression de ma lèvre supérieure. »

André Gide, Journal, 18 octobre 1908
Une publicité pour le rasoir Apollo en 1908.

Gide ment-il dans son journal, un genre pourtant vain si on n’observe pas la plus grande sincérité, celle qui sied aux confessions ? On peut formuler bien des hypothèses, mais il semble avéré que pour des raisons symboliques, l’achèvement de La porte étroite doive nécessairement coïncider avec la transformation du visage de Gide. Je crois que l’auteur des Faux-Monnayeurs, alors âgé de 39 ans, essaie de nous dire que, par le rasoir, il entre dans une modernité qui est celle du XXe siècle, mais aussi celle de l’œuvre à venir. En tordant la chronologie et en faisant correspondre la fin du roman et sa résolution de se raser, il créé une balise symbolique, le repère à la fois visible et invisible d’une ère nouvelle7. Et il faut bien admettre qu’il a plutôt réussi dans cette entreprise. Beaucoup d’amateurs de littérature froncent les sourcils quand on leur raconte que Gide correspondait avec Mallarmé, qu’il fréquentait Pierre Loüys et Oscar Wilde. Pour eux, ça ne colle pas, il y a là un anachronisme grossier. Comment un des pères de la littérature moderne a‑t-il pu croiser ces figures d’un autre temps ? Plus encore que Proust, Gide est pourtant un écrivain entre deux siècles, qui passe 31 ans dans le XIXe.

Faire jeune, séduire

Toujours est-il que pour Gide, l’enjeu en 1907–1908 est de faire moderne et d’être moderne et, éventuellement, on va le voir, de « faire jeune ».
Force est de constater que de nombreux écrivains homosexuels européens du tournant du siècle (Cocteau, Gide à partir de 1907, Wilde à la fin du XIXe) sont imberbes. L’absence de moustache, alors qu’on rentre dans le vingtième siècle, est-il un signe, sous couvert de modernité, de reconnaissance entre eux, une sorte de code, que seule la naïveté et la bienséance empêchent de déchiffrer ? Possible. Et c’est sans doute aussi une façon d’assumer son homosexualité en affichant discrètement une différence : la question n’est plus seulement d’en être ou pas, mais d’en avoir ou pas (une moustache).
Pour un homosexuel du genre pédéraste comme Cocteau, ou même pédophile comme Gide (qui se rase à 38 ans) ou, un peu plus tard comme Julien Green8 ou peut-être Maurice Sachs, l’absence de moustache rajeunit incontestablement le visage, et le rend plus séduisant pour de jeunes hommes et des garçons qu’ils pourraient et voudraient séduire. Je parle évidemment de relations tarifées ou pas. Le glabre renvoie à l’image d’un éternel adolescent pré-pubère, une représentation qui concorde avec l’imaginaire sexuel de l’Antiquité, plein d’éphèbes qui ne demanderaient qu’à être éduqués par des maîtres raffinés. En bref : l’imaginaire gréco-romain du Corydon de Gide.

Rejouer Zeus & Ganymède

Autre intérêt, tactique cette fois : l’absence de moustache efface un des attributs bourgeois et rend les imberbes socialement plus miscibles avec le petit peuple (des ouvriers, un « petit ajusteur » dira par exemple Gide, des employés), réservoir inépuisable de gitons, de jésus et de mignons de quoi rejouer le couple Zeus-Ganymède indéfiniment. Un visage glabre est à la fois une stratégie nuptiale et un signe politique : mus par leur libido, de grands bourgeois ou des charlus condescendent à se mêler à la plèbe, dans des pissotières, des parcs, des clubs ou des bordels.
Enfin, pour rentrer dans des détails plus prosaïques ou tout simplement anatomiques, mais qui participent de cette sémiologie, les visages glabres n’irritent pas la peau de ceux qui s’embrassent. Un ami me racontait, il y a quelques années, que sa mère avait fini par découvrir son homosexualité en remarquant que l’épiderme de ses joues et autour de ses lèvres était tout rouge d’irritation, à chaque fois qu’il revenait de longues promenades avec un ami… être rasé de près et de frais évite ce genre de désagrément, des douleurs physiques et des douleurs morales, pour parler comme Oscar Wilde.

Postiches et mélanges

A contrario, des homosexuels dans le placard, non assumés, refoulés, peu importe l’expression mais dans tous les cas non déclarés, tentent de donner le change par un excès de virilité ou en arborant des signes plus discrets d’une certaine féminité.
La moustache devient alors la ligne de démarcation entre ceux qui assument (Gide avec Corydon, Cocteau avec son Livre blanc), alors qu’à la Belle Époque l’homosexualité est devenue visible9, et ceux qui cachent (Proust, Mauriac, Hermant… Jouhandeau, glabre, étant une exception parmi d’autres). La moustache devient un déguisement, une couverture pour ceux qui ne peuvent ni ne veulent revendiquer une sexualité différente, un postiche nécessaire à la bienséance qui permet de se mélanger aux autres de même rang social. De devenir invisibles. Tout comme les duels, le service militaire, le mariage, le fait de s’afficher avec des femmes ou bien d’autres leurres encore. 

« À propos d’un duel que j’avais eu, elle me dit de mes témoins : “Ce sont des témoins de choix”, et regardant ma figure avoua qu’elle aimerait me voir “porter la moustache”. »

Le côté de Guermantes

On s’abrite derrière la moustache en somme pour ne pas à avoir à dire « je », en paraphrasant le fameux échange entre Gide et Proust sur l’uranisme. Mais cette hypothèse ne vaut sans doute, dans le cas de Proust, que pour la majeure partie de son existence. Les dernières années de sa vie montrent peut-être une homosexualité plus assumée malgré un discours à géométrie variable en fonction de ses interlocuteurs. Avec Céleste Albaret par exemple, et en dépit de leur intimité unique, l’homosexualité semble être le grand tabou. Mais si l’on en croit Gide, il ne s’agissait pas d’un non-dit absolu : 

« Loin de nier ou de cacher son uranisme, il l’expose, et je pourrais presque dire : s’en targue. Il dit n’avoir jamais aimé les femmes que spirituellement et n’avoir jamais connu l’amour qu’avec des hommes. »

André Gide, Journal, 1921

L’homosexualité, voilà un sujet abondamment traité au sujet de Marcel Proust, et sur lequel il est difficile d’apporter des éléments nouveaux. Un siècle plus tard, une statistique de 2018 révèle que 92 % des hommes de 25–34 ans portent la barbe, mais que les tendances les plus récentes sont davantage à la moustache seule. Allez comprendre. Est-ce qu’ils rêvent de Geneviève de Barbant ? Allez savoir. 

Merci à Pyra Wise pour son aide précieuse.

  1. Le « cigare à moustaches » est, en argot, le sexe masculin et « fumer le cigare à moustaches », la fellation []
  2. Par ailleurs, les domestiques sont privés de patronyme. On les appelle systématiquement par leur prénom. []
  3. Dans son article ‘The Moustache Makes Him More of a Man’: Waiters’ Masculinity Struggles, 1890–1910 []
  4. Mihaely Gil, « Un poil de différence. Masculinités dans le monde du travail : années 1870–1900 », dans : Régis Revenin éd., Hommes et masculinités de 1789 à nos jours. Paris, Autrement, « Mémoires/Histoire », 2007, p. 128–145. URL : https://www.cairn.info/hommes-et-masculinites-de-1789-a-nos-jours–9782746709881-page-128.htm []
  5. Sur « Monsieur Albert » et Marcel Proust, lire Proust à l’hôtel, d’Albert Le Cuziat au commissaire Tanguy. Des adresses identifiées et deux photographies inédites, par Pyra Wise, Bulletin d’informations proustiennes n°46 []
  6. C’est moi qui traduit []
  7. Ce rasage ressemble par ailleurs à un bras d’honneur, ou au moins un pied de nez aux Club des Longues moustaches, qui se réunit de 1908 à 1911, et qui représente une vision passéiste de la littérature. Lire à ce sujet Le Club des Longues moustaches de Michel Bulteau, 1988 []
  8. Voir, à ce sujet, son Journal intégral 1919–1940 paru chez Bouquins en 2019. []
  9. Voir, à ce sujet, les travaux de Régis Revenin, notamment L’émergence d’un monde homosexuel moderne dans le Paris de la Belle Époque []
Categories: Proustiana

4 Comments

Martine Benjamin · 15 avril 2020 at 18 h 37 min

Merci à Pyra Wise de cet amusant et intéressant tour d’horizon très des différentes modes et conentions de la Belle époque. Et je confirme tout simpe

que Gide par défi aux conventions de l’époque, comme Michel dans  » L” Immoraliste » ( 1902)sacrifié sa barbe,

    Nicolas Ragonneau · 15 avril 2020 at 20 h 21 min

    Martine, Pyra n’est pas l’auteur de cet article, mais elle m’a aidé. Elle est trop bien élevée pour évoquer, sans détours, le cigare à moustaches, fut-ce dans une note en bas de page !

      Martine Benjamin · 15 avril 2020 at 20 h 42 min

      Ce commentaire-là, m’avait échappé ! Donc, merci à vous… Ici, nous avons des coupures de courant. Et voici la citation de Gide dans  » L’immoraliste » (1902) qui ne fait que corroborer votre article :  » A Amalfi, je m’étais fait raser… Sentant sous les ciseaux tomber ma barbe, c’était comme si j’en levais un masque. »

Martine Benjamin · 15 avril 2020 at 18 h 48 min

Pardon, mon précédent message est parti trop vite. Voici la citation tronquée de Gide dans  » L’Immoraliste » publié en 1902 : » A Amalfi, je m’étais fait raser… Sentant sous les ciseaux tomber ma barbe, c’était comme si j’enlevais un masque »…

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