Proust et la race : entretien avec Pauline Moret-Jankus
Entretien avec Pauline Moret-Jankus, enseignante à l’université d’Iena et autrice de Race et imaginaire biologique chez Proust (Classiques Garnier, 2016), un ouvrage remarquable et hautement politique.
Le temps de Proust est aussi celui des grands empires coloniaux, des querelles sur les origines de l’homme, de l’anthropométrie judiciaire, des zoos humains et de nombreuses pseudo-sciences visant à démontrer l’existence et la hiérarchie de races humaines. Constatant que le mot race (ce « signifiant flottant » selon le mot du sociologue Stuart Hall) revient très fréquemment sous la plume de Proust dans la Recherche et dans la correspondance, dans ses nombreuses et différentes acceptions, avec ou sans guillemets, avec une capitale ou en minuscule, Pauline Moret-Jankus lui a consacré sa thèse, étendant le sujet à l’imaginaire biologique de l’auteur. De cette thèse est né un livre passionnant et limpide, qui montre à quel point ces questions irriguent et imprègnent le récit proustien, de l’antisémitisme de Charlus ou du Duc de Guermantes à l’animalisation des groupes humains dans des taxinomies qui doivent beaucoup à la littérature d’histoire naturelle (Buffon, Michelet, Maeterlinck…), mais aussi à l’héritage paternel et aux années de formation à Condorcet. Ces représentations, parfois complexes, parfois ambigües, parfois datées ou peu recevables sur le plan scientifique, finissent par dessiner un portrait politique et kaléidoscopique de Marcel Proust.
Comment avez-vous découvert la Recherche et quelle a été votre expérience de lectrice lors de cette première lecture ?
Il y a d’abord eu une rencontre ratée, quand j’étais au collège ou au lycée, je ne me souviens plus très bien. Un jour, j’ai saisi le premier tome de la Recherche… et n’ai jamais réussi à dépasser la première page. Je crois même n’être pas allée plus loin que les premières lignes. Je n’ai pas pensé : « comme c’est ennuyeux », non. Je n’avais à vrai dire pas d’opinion sur le texte, n’ayant pu le lire ! mais je n’arrivais pas à entrer dans ce monde.
Quelques années plus tard, à dix-huit ans, la rencontre a enfin eu lieu. Cela a été sidérant. J’ai dévoré toute la Recherche avec boulimie, presque avec rage. J’en suis sortie changée, bouleversée.
J’imagine que la biologie, la question de la race et les sciences humaines faisaient déjà partie de vos centres d’intérêt avant votre travail sur Proust. C’est assez rare pour une littéraire. Avez-vous hésité à suivre des études scientifiques ?
Je suis bien désolée de vous décevoir… je n’ai jamais envisagé d’études scientifiques ! Je fais au contraire partie de ces écoliers dont les maîtres et les maîtresses d’école disent déjà : « elle est littéraire et n’a pas trop la bosse des maths », et qui s’en croyait flattée. Pendant mes études de master, j’ai rencontré par hasard un livre qui m’a aidée à sortir de cette dynamique : Les Deux Cultures, de Charles Snow. À partir de ce moment-là, j’ai tenté de combler mes retards. Malgré tout, quand j’ai commencé ma thèse, j’ai dû consacrer beaucoup de temps à me documenter, notamment en ce qui concerne la biologie et l’histoire de la biologie.
Avant que nous rentrions dans le détail, et pour éviter toute ambiguïté terminologique et tout contresens, il me paraît intéressant que vous rappeliez « l’éventail sémantique » du mot race au XIXe et au début du XXe siècle.
À mon avis, c’est déjà entrer dans le vif du sujet ! Car tout est là : saisir la richesse sémantique des mots, leur évolution, et leur contexte.
L’éventail sémantique du mot « race » a considérablement évolué, vous avez raison de le rappeler. Le sens premier, étymologique, est celui de la lignée, la famille, souvent noble (on songe à l’adjectif « racé »). Ce n’est que plus tard, à partir du XVIIe siècle, que s’y est ajouté le sens de « population », « peuple », d’un point de vue ethnique certes, mais pas encore « biologique ». Cette nuance-ci survient au dix-neuvième siècle – et cela complexifie d’autant la situation, car il n’y a pas qu’une seule manière de comprendre la « race biologique » ! Ainsi, certains auteurs sont des adeptes de ce que l’on appelle le monogénisme (c’est l’idée selon laquelle les différentes races descendent d’un ancêtre commun), d’autres soutiennent des thèses polygénistes (il n’y aurait pas d’ancêtre commun aux différentes races).
Enfin, « race » pouvait aussi vouloir dire simplement « groupe », ou « catégorie ». Ainsi, un jour que Swann croit qu’Odette l’a trompé avec Charlus, qui est névropathe, il en conclut que « cette race d’hommes est la pire de toutes ».
Le polygénisme dès les Lumières est une façon de s’opposer à la version judéo-chrétienne de l’origine du monde, une manière de s’affirmer du côté de la science. Pourtant, c’est une vision qui va se transformer peu à peu et aboutir au racisme biologique et à la croyance en une hiérarchisation entre les races. Entre ceux qui croient aux différentes races et ceux qui défendent l’inverse (par exemple Darwin), le rapport des forces est-il équilibré à la fin du XIXe siècle ?
C’est vrai que le polygénisme a partie liée avec l’athéisme, même si je voudrais préciser qu’il n’a pas toujours été incompatible avec la religion – je pense par exemple aux théories d’Isaac de La Peyrère, qui justifiait son hypothèse de différents ancêtres humains par une lecture très personnelle de la Genèse.
Pour répondre à votre question, à la fin du XIXe siècle, nous nous trouvons face à un éventail très large de théories raciales, avec de multiples nuances : du polygénisme le plus radical à une vision unitaire de l’espèce humaine. Chaque théoricien ou presque propose son idée, certains déclarent que les Aryens sont brachycéphales, d’autres qu’ils sont dolichocéphales, on parle de l’Inde, de Thulé… L’idée de race est également reprise parfois précisément pour lutter contre les discriminations : c’est notamment le cas assez connu de Juifs (et non-Juifs) qui ont adhéré aux discours racialistes précisément afin de lutter contre l’antisémitisme. J’aime à citer une référence présentée par l’historien Michael Marrus dans son livre The Politics of Assimilation : The French Jewish Community at the Time of the Dreyfus Affair. Marrus y évoque un certain Alfred Legoyt, un statisticien qui rédigea un mémoire intitulé De certaines immunités biostatiques de la race juive et présenté en 1868 devant le Comité Central de l’Alliance Israélite Universelle. Dans ce mémoire, Legoyt s’efforce de démontrer que les Juifs, par leur « race », vivent plus longtemps que les autres, qu’ils sont plus adaptables, etc.
Alors, oui, c’est un fait que l’Europe de la fin du siècle verse dans la passion de la race. Mais par souci de clarté, je préférerais parler de racialisme plutôt que de racisme.
Il faut préciser cependant qu’en France, beaucoup gardent leurs distances avec le racialisme le plus radical. Cela est lié entre autres à une opposition politique à l’Allemagne qui, elle, avait été très tôt gagnée, notamment par l’entremise d’Ernst Haeckel, à une vision biologique et hiérarchisée de différentes races.
Est-ce qu’un médecin comme le Dr. Proust croit aux races humaines, sans forcément adhérer à l’idée de supériorité de certaines sur d’autres ?
Dans mon livre, j’ai présenté une analyse d’un des ouvrages d’Adrien Proust, le père de Marcel Proust : le Traité d’hygiène, qu’il publie en 1877. Cette analyse me conduit à penser que, lors de la rédaction de ce livre, il était séduit – comme tant d’autres – par l’idée des races humaines, et même par le polygénisme. Adrien Proust écrit également ceci : « C’est donc aux races blanches et aux langues aryennes qu’appartient la suprématie définitive ; mieux douées que les autres, elles sortent victorieuses de la lutte pour l’existence. » Je crois que cela répond à votre question. Est-ce à dire que ces textes sont le reflet entier de la pensée du Dr. Proust ? Peut-être pas. Sa pensée n’a‑t-elle pas évolué plus tard ? Peut-être. Cela, je n’en sais rien !
Et chez Marcel ? Y a t‑il des éléments dans la correspondance ou dans les témoignages permettant de lui attribuer une vision tranchée et claire ?
On sent toujours, que ce soit dans sa correspondance ou dans le texte de la Recherche, que Proust refuse les généralités fondées sur l’idée de race. On lit par exemple dans une lettre à Reynaldo Hahn le compte rendu d’un dîner que Proust a passé chez les Daudet. Voici comment il évoque ses hôtes : « Constaté avec tristesse […] l’affreux matérialisme, si extraordinaire chez des gens « d’esprit ». On rend compte du caractère, du génie par les habitudes physiques ou la race. » Ce qui le rebute ici, c’est ce que j’appelle, en reprenant une citation de Virgile que Proust utilise à plusieurs reprises dans sa correspondance et une fois dans la Recherche, le mécanisme du « ab uno disce omnes » : connaissez-les tous d’après un seul.
Cependant, cela ne nous dit rien sur l’idée même de race. Comme c’est monnaie courante à l’époque, Proust utilise ce vocabulaire et ce concept. Y croit-il ? À vrai dire, ce n’est pas la question que je me suis posée. Ce que j’ai cherché à savoir, c’est plutôt : quel concept de race apparaît-il dans la Recherche ? comment le comprendre et comment cela peut-il nous être utile ? En effet, à mes yeux, la littérature est un fabuleux outil pour comprendre le monde qui nous entoure aujourd’hui.
[…] c’est, paradoxalement, la biologie, l’imaginaire biologique, qui permet à Proust de lutter contre la race et le déterminisme racial. Cette tension traverse toute l’œuvre.
Justement, quel(s) concept(s) de race apparaî(ssen)t dans la Recherche ?
On a souvent dit que Marcel Proust était un entomologiste de l’espèce humaine, car on trouve dans la Recherche une passion de la taxinomie, de la classification. La race est un concept permettant la classification, mais à travers le texte de la Recherche, elle se trouve à la fois affirmée et niée. Affirmée à travers les concepts forts d’hérédité (physique et mentale), à travers divers éléments issus de Barrès notamment. Mais elle se trouve également niée. Mon hypothèse est précisément que c’est, paradoxalement, la biologie, l’imaginaire biologique, qui permet à Proust de lutter contre la race et le déterminisme racial. Cette tension traverse toute l’œuvre.
Vous évoquez les métaphores obsédantes de Proust dans la Recherche, qui révèlent tout l’imaginaire biologique de l’auteur, notamment celle du « polype à la double nature ». En quoi ce polype peut s’avérer un symbole, un archétype, ou une métonymie ?
Quand Proust la reprend, l’image du polype est déjà tout sauf neuve. C’est une métaphore organiciste répandue et il serait impossible d’en résumer les multiples usages ici ; je renvoie votre lecteur à une série de billets sur le polype, publiés en ligne sur le blog du projet « Biolographes » (projet dirigé par Gisèle Séginger et Thomas Klinkert). Un des usages les plus courants est celui du polypier-république : une république formée d’une multitude de citoyens qui, chacun, ne pourrait vivre séparé de son État. Alors, pourquoi Proust reprend-il cette image du polype ? Si on peut y lire, de prime abord, le sens politique habituel, le sens profond de l’image chez Proust se trouve en réalité à un autre niveau. En effet, le polype est une entité qui incarne deux de ses obsessions : l’entre-deux identitaire (Jacques Delille appelait le polype « être mitoyen »), car il est à la limite du monde végétal et du monde animal. Cela renvoie en particulier à la thématique de la judéité. Par ailleurs, le polype, c’est aussi l’autofécondation, qui symbolise chez Proust l’homosexualité (de même que la méduse, autre métaphore obsédante). De ce point de vue, le polype illustre parfaitement le fonctionnement de la race chez Proust : il fonctionne sur deux plans, politique (déterminisme de la race/déterminisme de l’appartenance à un polypier) et personnel. C’est une leçon grandiose que nous enseigne le texte proustien : souvent, les motivations de nos actions ne sont pas ce qu’elles semblent être, les deux plans se chevauchent, se court-circuitent parfois, ou l’un est utilisé pour cacher l’autre.
Vous dites que, au sujet « d’une représentation de la race juive dans la Recherche […] le texte de Proust est émaillé de contradictions, d’ironie, de palinodies, mais aussi d’ambiguïtés dérangeantes ». Proust tourne en dérision un certain nombre de clichés antisémites, moque ou peint des types d’antisémites très différents, tout en étant « écartelé entre une vision essentialiste du groupe et une vision transformiste et progressiste ». Pouvez-vous donner quelques exemples de ces types et des contradictions proustiennes sur la représentations de Juifs dans la Recherche ?
Dans Le Côté de Guermantes, alors que Rachel est déjà la maîtresse de Saint-Loup, elle se fâche parce que celui-ci lui dispute un collier, et elle s’exclame : « « C’est bien ce qu’on dit : Marsantes, Mater Semita, ça sent la race », répondit Rachel répétant une étymologie qui reposait sur un grossier contresens car semita signifie « sente » et non « sémite », mais que les nationalistes appliquaient à Saint-Loup à cause des opinions dreyfusardes qu’il devait pourtant à l’actrice. » (Les parents de Saint-Loup sont comtes de Marsantes.) On a donc ici une « belle Juive » qui ne l’est pas, adoptant un discours antisémite envers quelqu’un qui n’est pas juif… Discours antisémite qui est non seulement fondé sur une erreur, mais qui de plus, reprend des accusations visant précisément à attaquer Saint-Loup dans son amour pour Rachel ! Le discours antisémite se trouve ainsi complètement discrédité, je dirais même sapé de l’intérieur.
Un exemple de type antisémite fréquent dans la littérature et que Proust, avec beaucoup d’humour et de subtilité, tourne en dérision, est celui de « la belle Juive ». Ce topos, que l’on retrouve par exemple sous les traits de Jessica dans Le Marchand de Venise, de Rebecca dans Ivanhoé ou encore d’Esther chez Balzac, apparaît dans la Recherche à travers le personnage de Rachel, cette prostituée qui devient l’amante de Saint-Loup. Or, si l’on observe attentivement le texte, on se rend compte (Lawrence Schehr et Nathalie Mauriac Dyer l’ont montré bien avant moi) que cette fameuse Rachel n’est pas belle, et elle n’est peut-être pas même juive. Le narrateur la juge « pas jolie », et voici ce qu’en dit sa maquerelle : « « C’est une Juive ! Ça ne vous dit rien ? » (C’est sans doute à cause de cela qu’elle l’appelait Rachel.) » Cela laisse entendre que ce n’est pas son vrai prénom, et on est en droit d’imaginer que sa judéité est montée de toutes pièces, afin d’appâter le client…
la tension entre le déterminisme et la possibilité d’en réchapper n’est jamais vraiment résolue dans la Recherche.
Mais, comme vous le signalez, le texte, tout en ridiculisant l’antisémitisme et les antisémites, contient également des ambiguïtés. C’est particulièrement le cas autour du personnage de Bloch. Je ne citerai qu’un passage, issu du Côté de Guermantes : « Mais Bloch n’ayant pas été assoupli par la gymnastique du « Faubourg », ni ennobli par un croisement avec l’Angleterre ou l’Espagne, restait, pour un amateur d’exotisme, aussi étrange et savoureux à regarder, malgré son costume européen, qu’un Juif de Decamps. Admirable puissance de la race qui du fond des siècles pousse en avant jusque dans le Paris moderne, dans les couloirs de nos théâtres, derrière les guichets de nos bureaux, […] une phalange intacte […] demeurée en somme toute pareille à celle des scribes assyriens peints en costume de cérémonie qui à la frise d’un monument de Suse défend les portes du palais de Darius. » Il y aurait beaucoup à dire sur ces quelques lignes, mais en résumé, on a là une vision atavique de l’identité qui, à diverses reprises, revient « écraser » les personnages proustiens. Comme je le disais tout à l’heure à propos de la race et du polype, la tension entre le déterminisme et la possibilité d’en réchapper n’est jamais vraiment résolue dans la Recherche.
Induire un antisémitisme (Alessandro Piperno) ou un philosémitisme (une partie de la critique « sioniste » des années 30) de Proust à partir de la Recherche, n’est-ce pas faire fausse route, confondre la vie et l’œuvre et sauter à pieds joints dans la sainte-beuverie qui le hérissait tant ?
Si l’on se contente d’extraire des éléments de la Recherche pour coller une étiquette sur Proust, oui, probablement. Comme je vous le disais, de mon côté, je me suis intéressée à la construction textuelle et à ce qu’elle peut nous enseigner. D’ailleurs, selon moi, la tension n’est pas tant entre antisémitisme et philosémitisme, qu’entre déterminisme biologique et anti-déterminisme. Je ne serais cependant pas si dure avec les critiques que vous citez. Ils ont accompli un travail souvent très fin et se sont intéressés à des thèmes que la critique française a longtemps délaissés.
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