Strates et gisements de la madeleine de Proust
La madeleine de Proust pourrait bien être tout autre chose que la pâtisserie traditionnelle que l’écrivain a transformé en mythe et en cliché.
Le passage le plus célèbre de toute la littérature moderne a‑t-il vraiment livré tous ses secrets ?
Rien n’est moins sûr.
La parution en 2015 du fac-similé des manuscrits de la madeleine (Éditions des Saint-Pères) a permis aux non-chercheurs d’accéder à l’atelier proustien et a révélé les corrections opérées. La madeleine était, en première leçon (1907), un simple morceau de pain grillé ; il s’est métamorphosé en biscotte dans une version postérieure pour aboutir finalement à sa forme définitive, arrêtée assez tardivement. La madeleine y est décrite en termes extrêmement précis, notamment sa forme qu’il convient de bien avoir en tête avant de lire les lignes qui vont suivre :
un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille St-Jacques.
Du côté de chez Swann
Manger un morceau d’anthologie
Afin d’aboutir à ce morceau d’anthologie (seulement 3 pages de l’édition Folio1), Proust applique le programme de Baudelaire à la lettre pour créer le plus grand poncif littéraire, pour entrer dans la postérité, qui plus est en apposant son propre sceau : Petites Madeleines, comme Proust Marcel. PM, une véritable signature en forme de monogramme2. Comment la madeleine est-elle venue à Proust ? choix réfléchi et profondément documenté, intuition géniale, imprégnation, hasard, sérendipité ?
Et pourquoi pas tout cela à la fois ?
La mécanique implacable du souverain poncif se met en marche, avec ses malentendus, son utilisation dans le langage le plus courant, ses simplifications un peu niaises, ses dispenses (par exemple celle de dépasser la page 46 de Du Côté de chez Swann3, une fois arrivé à l’épisode célèbrissime4) et, évidemment, ses interprétations infinies — en bref, la loi qui préside à la genèse de tout vrai topos.
Les 3 hypothèses
On peut désormais communier sous les deux espèces proustiennes (le thé et la madeleine), tandis que le gâteau, dont l’épicentre est depuis le XVIIIe siècle à Commercy, devient ubiquitaire. Un gâteau, vraiment ?
Trois hypothèses semblent cependant recevables aujourd’hui, et chacune d’entre elles n’exclut pas les deux autres, Proust étant comme on sait un virtuose du redoublement, du dédoublement, de l’atomisation, du masque composite, du kaléidoscope, de la résonance, de l’écho… La première, artistique, paraît la plus évidente ; la deuxième est paléontologique ; la troisième enfin est la plus prosaïque (même si elle intéresse, à sa manière, les arts décoratifs et, littéralement, le goût de Proust pour le forage).
Une expression dit « c’est l’arbre qui cache la forêt », mais ici c’est plutôt la madeleine qui cache la coquille St-Jacques : quoi qu’il en soit, il est indéniable que Proust a été exposé à plusieurs reprises à des représentations convergentes qui ont pu engendrer l’épisode de la madeleine.
La coquille St-Jacques, cette madeleine de mer.
Jérôme Prieur
Une madeleine vénusienne
Pour les bouches sucrées et ceux qui cuisinent, la protubérance des madeleines qui dépasse du moule porte trois noms différents : le « nombril » (le plus commun), la « boudotte » (dans le parler de la Meuse) et, moins connu mais bien plus érotique et poétique, le « téton de Vénus ». Cette périphrase guide le regard, si je puis dire, vers un tableau célèbre de Sandro Botticelli, La Naissance de Vénus, qui apparaît dans Un Amour de Swann, et plus précisément dans un passage relatif à l’inquiétude et aux soupçons de Swann à l’endroit d’Odette — sa réputation à Nice et à Bade. Dans une analogie toute proustienne, Swann dans sa tentative de documenter le passé d’Odette, « eût mis à reconstituer les petits faits de la chronique de la Côte d’Azur d’alors […] plus de passion que l’esthéticien qui interroge les documents subsistant de la Florence du XVe siècle pour tâcher d’entrer plus avant dans l’âme de Primavera, de la bella Vanna, ou de la Vénus, de Botticelli. »
Le fameux tableau conservé aux Offices de Florence montre Vénus debout, le sein droit dénudé, dans la valve5 inférieure d’une coquille St-Jacques ; la valve supérieure a disparu. La toute première occurrence de Botticelli et d’un autre de ses tableaux se trouve déjà dans Un Amour de Swann, non loin de l’épisode de la madeleine, où Swann trouve une « ressemblance d’Odette avec la Zéphora de ce Sandro di Mariano auquel on donne plus volontiers son surnom populaire de Botticelli », bientôt suivi de deux autres références au peintre qui installent définitivement cette érotisation d’Odette dans le récit. La comparaison resurgit par deux fois dans À L’ombre des jeunes filles en fleurs.
La coquille et, parmi d’autres la coquille St-Jacques, s’avère un motif récurrent de l’art antique et classique, des arts décoratifs, et un des motifs les plus populaires du tournant du XXe siècle, à l’heure où l’Art Nouveau pille largement les formes du vivant — surtout marines. C’est une forme plaisante à l’imaginaire de Proust qui satisfait sa prédilection pour la symétrie.
Une madeleine fossile
Il est une verticalité de l’identité chez Proust, le moi profond, qui traverse toute la Recherche, une verticalité très dynamique. L’homme par essence n’y est pas une frise chronologique qui s’écrit de gauche à droite (le sens d’écriture occidentale) mais une succession de moi qui se superposent et s’étagent comme dans un millefeuille (restons dans la pâtisserie), des strates qui composent en quelque sorte le substrat de l’être6. Cette verticalité, cette profondeur ontologique, est amplifiée par la possibilité des vies antérieures : la métempsycose, où les âmes peuvent habiter successivement des êtres humains, des plantes, des animaux, apparaît dès la première page de la Recherche. Plus nombreuses sont ces réincarnations, plus profondément il faudra creuser pour en retrouver la trace, l’empreinte (un synonyme de moule en pâtisserie). Or en géologie, les couches sédimentaires définissent des intervalles de temps qui prennent le nom d’étages, d’époques, de périodes ou d’ères. Et là, on ne parle plus en dizaines de siècles où, du temps d’Assourbanipal on pouvait dresser la liste des chasseurs invités à ses battues, mais de milliards d’années avant notre ère.
Un morceau de Temps pétrifié
En faisant ce voyage de très grande profondeur au centre de la Terre avec le projet proustien de capturer le temps pour seul bagage, la madeleine cesse alors d’être un gâteau et devient un fossile. Le fossile d’une coquille St-Jacques qui ressemble à s’y méprendre à Ctenostreon rugosum, un bivalve du Bajocien7 (-171,6 ± 3,0 / – 167,7 ± 3,5 millions d’années) désormais disparu : « dans sa simplicité première, le sentiment de l’existence comme il peut frémir au fond d’un animal ».
Un morceau de temps pétrifié dans l’ordre du Temps. Une capsule spatio-temporelle en forme de valve.
Le mot valve justement. Il apparaît cinq fois dans toute la Recherche, et deux fois rien que dans Du côté de chez Swann. La première fois dans l’épisode de la madeleine. La seconde fois, aux côtés du mot fossile — 14 pages plus loin — dans l’épisode de la visite à l’église Saint-Hilaire de Combray :
et s’enfonçant avec sa crypte dans une nuit mérovingienne où, nous guidant à tâtons sous la voûte obscure et puissamment nervurée comme la membrane d’une immense chauve-souris de pierre, Théodore et sa sœur nous éclairent d’une bougie le tombeau de la petite fille de Sigebert, sur lequel une profonde valve — comme la trace d’un fossile — avait été creusée, disait-on “par une lampe de cristal qui, le soir du meurtre par la princesse franque, s’était détachée d’elle-même des chaînes d’or où elle était suspendue à la place de l’actuelle abside […]
Du côté de chez Swann
Un des itinéraires de pèlerinage à St-Jacques de Compostelle passe par Illiers-Combray, puisque l’église porte le nom du saint, et que son effigie y est exposée, surmontée du coquillage que Proust, enfant, a forcément vu lors de ses séjours.
Une madeleine qui sent le pétrole & le sexe
Mais ce n’est pas tout. En faisant route vers Illiers-Combray, le 10 janvier 2019, je m’arrêtai dans une station-service Shell. Je m’amusais à regarder le logo en forme de pétoncle (c’est le discours officiel de la société) ou de coquille St-Jacques jaune et rouge8, qui faisait étrangement écho au panneau touristique de l’autoroute A10 à quelques km de là, clamant fièrement « Le Combray de Marcel Proust », sur lequel on trouve deux madeleines et le portrait du moustachu. Ces coïncidences me dérangeaient littéralement, car j’étais tenté d’y voir une forêt de signes de plus, mais que pour le moment je n’arrivais pas du tout à déchiffrer. Je m’efforçais d’interrompre mes raisonnements circulaires, cette surinterprétation des signes qui mène éventuellement à la folie.
Ce coquillage hors d’âge me dévisage.
Marc Samuel
Puis, une semaine après cette ratiocination, un détail m’est vaguement revenu en mémoire, celui de placements que Proust avait faits et que raconte Gian Balsamo dans son livre Proust and his banker (University of South Carolina Press, 2017). Des investissements de 1908 dans la Royal Dutch — autrement dit la société Shell qui, dès sa fondation au XIXe siècle, avait adopté le bivalve pour logo, lequel évolua rapidement vers la forme qu’on lui connaît encore aujourd’hui, celle de la coquille St-Jacques ou du pétoncle.
De l’importation de coquillages au pétrole
La société d’origine avait été créée par Marcus Samuel, un juif irakien du quartier de Whitechapel à Londres qui s’était spécialisé dans l’import-export de coquillages orientaux, avant que son fils (Marcus Samuel Jr.) ne reprenne l’affaire et la transforme en exploitation pétrolière. En 1897 Marcus Samuel Jr. créé la Shell Transport and Trading Company, qui fusionne avec sa concurrente néerlandaise, la Royal Dutch Company for Exploitation of Oil Wells in the Dutch Indies, en 1907. L’ensemble est dirigé par le Néerlandais Hendrik W.A. Deterding. En 1920, Shell est l’une des compagnies pétrolières les plus puissantes au monde.
Proust, qui hérite à la mort de ses parents d’une fortune confortable (plus de 6 millions de nos euros actuels), fait des dépenses somptuaires et ne sait pas gérer un budget (en 1915 il avait perdu près de 60% de son patrimoine). C’est la raison pour laquelle le cousin de sa mère et par ailleurs administrateur de la Banque Rothschild, Léon Neuberger, offre les services de son neveu, Lionel Hauser, pour gérer son portefeuille. L’agent de change Lionel Hauser entre dans la vie de Proust en 1907 et demeurera son banquier (pour utiliser la terminologie de Balsamo), ou son conseiller financier, jusqu’à la mort de l’auteur en 1922.
« Acheter du Royal Dutch »
Mais Proust, s’il noue une véritable relation d’amitié avec ce parent éloigné, ne cessera de faire des placements et de boursicoter dans son dos, notamment par l’achat d’actions de la Royal Dutch/Shell dès 1908 — et jusqu’en 1919 (Royal Dutch lui rapporte, cette année-là, 153000 francs, soit environ 200000 de nos euros actuels). C’est d’ailleurs un Rothschild qui conseille à Proust d’acheter du Royal Dutch, mais pas le Rothschild qu’on croit : Henri-James Rothschild, le médecin directeur de La Revue d’Hygiène et de Pathologie Infantile9. Proust fera d’autres investissements dans les mines, une passion pour le forage assez répandue dans la société française de la fin du XIXe siècle10, mais qui, dans le cas de l’écrivain, prend une toute autre couleur si on la rapproche des métaphores géologiques de la Recherche.
On pourrait croire que ces considérations financières sont très éloignées de la création littéraire, mais dans le cas de Marcel Proust rien ne serait plus faux. Gian Balsamo montre brillamment dans son livre comment l’écrivain se sert de ses déboires ou de ses succès financiers dans ses textes. L’exemple le plus spectaculaire est la manière dont il utilise l’affaire Lemoine (une affaire de délit astucieux dans le milieu des diamantaires), dans laquelle il perd au moins 30000 francs en 1908. Lemoine est condamné à six ans de prison le 6 juillet 1909 et Proust fait de cette arnaque quatre pastiches dans Le Figaro, successivement dans les styles de Flaubert, Balzac, Sainte-Beuve et Henri de Régnier11.
Mais la Royal Dutch fait aussi une brève apparition dans la Recherche, dans un dialogue entre Mme de Villeparisis et M.de Norpois.
- Avez-vous donné l’ordre de bourse pour mes Suez ?
Albertine disparue
- Non, l’attention de la Bourse est retenue en ce moment par les valeurs de pétrole. C’est le compartiment en vedette. La Royal Dutch n’a pas fait un nouveau bond de trois mille francs. Le cours de quarante mille francs est envisagé. À mon sens il ne serait pas prudent d’attendre jusque-là. Mais il n’y a pas lieu de se presser étant donné les excellentes dispositions du marché.
Le pétrole, cet aphrodisiaque
Et dans La Prisonnière le pétrole, tout du moins son odeur, devient un véritable aphrodisiaque pour le narrateur, un gage de désir et de plaisirs fugaces, toujours renouvelés, qui font écho aux fantasmes d’accouplement du Narrateur avec de parfaites inconnues dans la campagne autour de Combray — voir Combray, Du côté de chez Swann.
Comme un vent qui s’enfle par une progression régulière, j’entendis avec joie une automobile sous la fenêtre. Je sentis son odeur de pétrole. Elle peut sembler regrettable aux délicats (qui sont toujours des matérialistes et à qui elle gâche la campagne) […] Mais pour moi […] cette odeur de pétrole qui, avec la fumée qui s’échappait de la machine […] une odeur qui était comme un symbole de bondissement et de puissance et qui renouvelait le désir que j’avais eu à Balbec de monter dans la cage de cristal et d’acier, mais cette fois pour aller non plus faire des visites dans des demeures familières avec une femme que je connaissais trop, mais faire l’amour dans des lieux nouveaux avec une femme inconnue.
La Prisonnière
De miettes du réel le plus trivial, Proust fait une fois de plus un véritable festin littéraire. À l’heure où les énergies fossiles et notamment le pétrole sont perçues comme une malédiction synonyme d’apocalypse, à l’heure où Shell est responsable de certaines des plus importantes pollutions d’écosystèmes de la planète, je vois bien ce qu’il peut y avoir de provoquant et de choquant à avancer que cette société a pu susciter un mythe littéraire. Et pourtant comme disait Jean Dubuffet, « l’art ne vient pas se coucher dans les lits qu’on a faits pour lui », et il en va de même pour la littérature.
Et pourtant… surinformé comme il l’était, Marcel Proust a forcément été exposé au logo de la Shell, soit via ses actions en bourse, soit via des articles de journaux, des publicités, etc. si ce n’est par du papier à en-tête… Dans sa chambre du boulevard Haussmann, allongé sur son lit, enseveli dans sa sépulture de paperasse, avait-il un de ces documents sous les yeux alors qu’inlassablement, il se corrigeait et s’éditait lui-même ?
Remerciements à Nicolas Drogoul
- Celle de 1987. [↩]
- Jean Schlumberger dessine le monogramme de la NRF en 1911. [↩]
- Dans l’édition Folio de 1987. [↩]
- Dans la série documentaire Capitalisme d’Ilan Ziv, Noam Chomsky déplore que personne ne dépasse l’épisode de « la Main Invisible » de The Wealth of Nations d’Adam Smith, une paresse de lecture qui aboutit à une simplification et à une interprétation erronée de la pensée de Smith. [↩]
- Valve est évidemment le paronyme de vulve. Et le bivalve (un coquillage à deux lèvres) est depuis longtemps une métaphore du sexe féminin, quel que soit le registre de langue : coquille, coquillard, moule, etc. [↩]
- A l’inverse, le moi social et à plus forte raison le moi mondain se distribuent plutôt sur un plan horizontal (voir, par exemple, Swann se comporter très différemment selon qu’il se trouve chez les Verdurin, en présence d’Odette ou en conversation avec le Narrateur). Le moi mondain est un moi superficiel, dans tous les sens de cet adjectif. [↩]
- Bajocien : ce stratotype a tout à voir avec la Normandie de Marcel Proust puisqu’il est formé à partir du radical gallo-romain de la ville de Bayeux, par laquelle MP passait en train pour rejoindre la côte. À quelques kilomètres au nord se trouve Port-en-Bessin, haut lieu de la pêche de la coquille St-Jacques en France. Attention cependant à ne pas confondre la tapisserie de Bayeux et la pâtisserie de Bayeux. [↩]
- Œuvre du designer industriel Raymond Loewy dans sa forme moderne (1971), à qui l’on doit aussi le paquet de Lucky Strike et les logos d’Air France, de Monoprix, etc. Le logo de Shell présente les couleurs jaune et rouge dès 1915. Pour l’évolution du logo en détails : https://www.logodesignlove.com/shell-logo-design-evolution [↩]
- Proust and his Banker, p.21. [↩]
- Voir par exemple l’article de Gilbert Troly La Société Minière et Métallurgique de Peñarroya [↩]
- Proust and his Banker, p.18, Pastiches et Mélanges, Gallimard, L’Imaginaire. [↩]
1 Comment
Aurellyen · 14 décembre 2019 at 15 h 43 min
Cher Nicolas,
Merci pour cet article jubilatoire, qui donnera dorénavant à mon thé une réminiscence, un goût de mer, de Vénus.
Une précision sur les chemins de Compostelle, les noms de pays jacquiens semblant plutôt être à l’origine du phénomène des pèlerinage plutôt que l’inverse, voir http://www.slate.fr/story/76882/compostelle-invention-moderne?fbclid=IwAR2Jm6evt7E_MG-S-yNXakmMtkV6takg_68pAxN-LB7MDwCHkMA3xBZ4Cgo .