Du nouveau sur l’édition des Plaisirs et les Jours chez Calmann-Lévy
Jean-Yves Mollier, professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université Paris Saclay/Versailles Saint-Quentin, qui publie Les éditions Calmann-Lévy de la Belle Époque à la Seconde Guerre mondiale, est parvenu à identifier le correspondant de Marcel Proust que Philip Kolb avait nommé « J. Hubert » dans son recueil. Et cette découverte permet d’en savoir davantage sur le rôle de cet homme dans l’édition des Plaisirs et les Jours chez Calmann-Lévy.
La lettre qu’on va lire ci-dessous et dont j’ai assuré la transcription, a été rédigée, en mars 1918, par Édouard Hubert (1834−1923), un dessinateur1 et artiste solognot doublé d’un journaliste qui vint à Paris, vers 1864, appelé par Paul Dalloz, le directeur du Moniteur universel et le propriétaire du Monde illustré dont Édouard Hubert prit la direction à sa mort survenue en 1887. Il demeura à la tête de ce périodique jusqu’en 1891 et il le quitta lors de sa reprise par Édouard Desfossés2. Édouard Hubert passa alors à L’Univers illustré, le périodique rival de L’Illustration et du Monde illustré, qui appartenait aux éditions Calmann-Lévy. C’est là qu’il se lia d’amitié avec l’écrivain Anatole France qui tenait, comme lui, une rubrique régulière dans ce journal paraissant le samedi. Faute vénielle, Philip Kolb, l’éditeur de la correspondance de Marcel Proust s’est trompé sur son prénom et a cru lire « J » là où il fallait déchiffrer « E ». En revanche, il en a fait un « chef de fabrication » des éditions Calmann-Lévy, ce qui est inexact et trompeur. En effet, dans une maison d’édition qui possédait son propre comité de lecture et rémunérait deux directeurs littéraires, on peine à comprendre pourquoi c’est un employé de l’imprimerie située dans le passage Sandrié, 3, rue Auber, qui s’est vu attribuer la responsabilité de lire le manuscrit de Marcel Proust intitulé Les Plaisirs et les Jours, et non un des deux directeurs littéraires en titre.
Une direction littéraire bien diminuée
Le premier, Émile Aucante (1822−1909), ancien secrétaire de George Sand, gérant des journaux de la maison Calmann-Lévy avant 1875 puis l’un des deux directeurs littéraires à la mort de Michel Lévy (1821−1875), était très affaibli en 1895–1896 et il prendra sa retraite l’année suivante. Noël Parfait (1813−1896), l’autre directeur littéraire, était en même temps député, et il représenta le département d’Eure-et-Loir sans discontinuer de 1871 à 1893. Malade depuis son départ de la Chambre des députés, il était incapable d’assumer ses fonctions chez Calmann-Lévy après 1893. C’est donc à un moment de vacance de la direction littéraire de sa maison d’édition que Paul Calmann, lui-même atteint d’une maladie qui l’emportera en 1900, s’est rabattu sur un employé de son imprimerie, jusque-là chargé des relations avec les illustrateurs des volumes publiés rue Auber. Édouard Hubert possédait à ses yeux un certain nombre d’avantages sur Philippe Bosc, le directeur de l’imprimerie, et Auguste Delafoy, le gérant de L’Entr’Acte et de L’Univers illustré. Très compétent si on en croit Marcel Proust qui, dans sa lettre du 27 décembre 1895, lui rend un assez bel hommage3, il avait, en effet, comme l’écrit Proust, « donné l’essor à une publication à terme » (Le Monde illustré) dont le nombre d’abonnés avait décliné après son départ. Même si la politesse exquise du jeune écrivain comporte une part d’emphase, le compliment s’adresse à un artiste régional dont le goût et la sûreté du jugement en matière de publications illustrées lui apparaissaient comme une évidence. Marcel Proust ne pouvait cependant pas savoir que son correspondant n’avait pas reçu une véritable formation artistique mais était une sorte d’autodidacte qui avait débuté comme professeur de français et de dessin dans la petite ville d’Onzain dans le Loir-et-Cher où il avait fait la connaissance de l’éditeur Ernest Panckoucke. C’est ce dernier qui l’avait recommandé à son parent, Paul Dalloz, et avait ainsi déterminé sa seconde carrière.
Censurer une « partie scabreuse »
Plutôt qu’à une lecture du manuscrit conforme aux habitudes des « editors » ou des directeurs de collection, c’est à une tâche plus technique de vérification de l’impression des aquarelles de Madeleine Lemaire qu’Edouard Hubert aurait dû se consacrer. Toutefois, la lecture de sa lettre de mars 1918 montre qu’il s’était attribué d’autres fonctions et qu’il possédait les mêmes défauts ou les mêmes œillères qu’Émile Aucante quand ce dernier avait obligé Pierre Loti à transformer Béhidgé en Aziyadé, en 1878–1879, et à en gommer l’homosexualité ou la bisexualité qui l’avait heurté4. Édouard Hubert a vu dans le manuscrit de Marcel Proust, avoue-t-il vingt ans plus tard à son correspondant, « une partie » qui lui a « semblé assez scabreuse pour conseiller à l’auteur de ne pas la publier ». Ailleurs, dans d’autres lettres à Anatole France, il parlera de « ces formes de phrases un peu gauches » et de « ces profusions d’épithètes parfois un peu contradictoires » qui « gênent la lecture5 ». Ainsi, loin de s’être contenté de presser Madeleine Lemaire de rendre ses dessins à temps, ce à quoi Marcel Proust l’exhortait, ou d’en discuter l’adéquation avec le texte en fonction des recommandations de l’auteur, le responsable artistique transformé en « editor » est devenu un censeur aussi redoutable que l’avait été Émile Aucante envers Julien Viaud à ses débuts en littérature. C’est d’ailleurs à la fois en raison d’un déchiffrement fautif de la signature dans laquelle nous avions cru reconnaître Émile Aucante et à cause du moralisme un peu étroit de ce directeur littéraire, par ailleurs socialiste-démocrate à la manière des « quarante-huitards » un peu austères, que nous lui avons attribué la paternité de cette lettre6.
Trop « obscène » pour Calmann-Lévy ?
Pour les éditions Calmann-Lévy qui auraient très bien pu être l’éditeur des sept tomes d’À la recherche du temps perdu, les interventions sauvages d’Émile Aucante et d’Édouard Hubert, se sont révélées catastrophiques. Dès le début des années 1880, les écrivains savaient que la maison d’édition la plus littéraire de l’époque refusait les œuvres dérangeantes. En acceptant, ou en feignant de le faire, les coupures proposées par son censeur sur le manuscrit de son premier livre, Marcel Proust s’est persuadé que Sodome et Gomorrhe comme La Prisonnière et Albertine disparue seraient trop « obscènes » ou trop « indécentes7 » — c’est lui qui l’écrit — pour cet éditeur qui avait publié toute la littérature qu’il aimait. De ce fait, les éditions Calmann-Lévy ont été victimes de la pudibonderie de leurs dirigeants au moins autant que des circonstances qui avaient momentanément privé la maison d’édition d’une véritable direction littéraire susceptible d’aider les éditeurs à prendre leurs décisions. Il existait d’ailleurs un authentique comité de lecture rue Auber mais il n’a manifestement pas été sollicité en 1895–1896 puisque la décision d’éditer avait été prise à la demande d’Anatole France, l’un des deux phares, avec Pierre Loti, de cette grande maison d’édition où avaient été publiés tant Baudelaire que Flaubert et George Sand, sans parler de Nerval, de Vigny ou de Tocqueville et Renan. En confiant à un proche d’Anatole France, par ailleurs responsable artistique chargé du choix des illustrateurs et des relations avec eux, le soin de veiller sur le manuscrit de Marcel Proust, Paul Calmann ne pouvait se douter que son employé se transformerait en censeur, mais il en avait pris le risque en lui confiant une tâche qui le dépassait.
Transcription de la lettre d’Édouard Hubert
à Théophile Lehmann
Paris, le 14 Mars 19188
Mon cher Lehmann9,
Je me souviens très bien de m’être occupé de l’ouvrage du jeune Marcel Proust, Les Plaisirs et les Jours, illustré par Magdeleine Lemaire, avec préface d’Anatole France.
Le regretté M. Paul10 m’avait prié de lire le manuscrit et j’y ai trouvé une partie qui m’a semblé assez scabreuse pour conseiller à l’auteur de ne la pas la publier. Je ne savais pas alors que la maison Calmann-Lévy avait publié La Fille aux yeux d’or, que couvrait le nom de Balzac11.
Mais je me suis borné ensuite à corriger typographiquement les épreuves, à faire exécuter les dessins de Mme Lemaire, et de surveiller la mise en pages et l’impression. Je ne sais donc pas dans quelles conditions ce livre a été édité ; je crois que M. Paul en avait accepté la publication pour faire plaisir à Anatole France et sans traité ni convention même verbale. Il m’a semblé comprendre cependant que M. Marcel Proust payerait les frais12.
L’a‑t-il fait ? C’est ce dont vous pouvez vous assurer par vos livres car je n’ai jamais été mêlé aux affaires de la Librairie, autrement que pour le prix des illustrations, convenu avec les artistes dessinateurs et graveurs et soumis avant l’exécution13.
Je regrette donc, mon cher ami, de ne pouvoir vous mieux renseigner, je vous répète que M. Paul m’a semblé n’accepter cette publication que par complaisance et sans penser à débattre ses intérêts.
Je ne crois pas qu’on ait pu trouver dans les dossiers que j’ai pu laisser, car je n’ai rien retiré de mon bureau à mon départ, rien qui puisse vous renseigner, et je ne vous propose pas de m’informer auprès de l’auteur parce que je ne le vois plus depuis longtemps ; il est, dit-on, toujours malade et ne voit que quelques intimes.
Je vous écris au lieu de vous aller voir parce que je suis moi-même depuis plusieurs mois très éprouvé dans ma santé, j’ai des sciatiques, je fais des chutes me raflant [sic pour m’éraflant] le tibia ou je me luxe l’épaule, enfin il me reste en ce moment un lumbago qui me gêne énormément, mais dès que je reprendrai, si ce n’est pas une prétention de ma 84e année, ma vie habituelle, j’irai vous voir pour tâcher de débrouiller cela ensemble14.
C’est pour cela que je vais peu à l’Imprimerie où je n’ai du reste plus d’occupations fixes ni d’appointements non plus ; ce qui ne met pas le beurre suffisant dans mes épinards. Mais qui ne se prive pas en ce moment de toutes les manières pour tâcher d’arriver jusqu’au bout de cette guerre infernale et pour que le sang de nos enfants n’ait pas été versé inutilement.
Veuillez, je vous prie, mon cher Lehmann, présenter mes hommages à nos chefs et mes chers souvenirs à nos bons camarades d’antan.
Votre vieux ami [sic].
E Hubert [signature]
P. S. Il est minuit, les gothas15 ne viendront plus ce soir, je vais donc me coucher en paix. Quels barbares !…
- Le Musée Carnavalet possède un dessin de 1894 intitulé « Vue du salon d’Adolphe Jullien » et un autre, de 1911, intitulé « La rue Aubriot » et dédié à Adolphe Jullien, critique musical attitré du Journal des Débats, tous les deux signés « E. Hubert ». [↩]
- Voir l’article nécrologique du Monde illustré consacré à Édouard Hubert le 19 mai 1923, p. 15 [↩]
- Lettre de Marcel Proust à J. [pour E.] Hubert, in Marcel Proust, Correspondance, édition Philip Kolb, Paris, Plon, 1970–1993, 21 vol., t. I, p. 240 et sqs. [↩]
- Jean-Yves Mollier, L’Argent et les Lettres. Histoire du capitalisme d’édition, Paris, Fayard, 1988, p. 472–473. [↩]
- Lettre de J. [pour E.] Hubert à Anatole France du 28 février 1896, in Marcel Proust, Correspondance, op. cit., t. II, p. 50–51, et Jean-Yves Tadié, Marcel Proust, rééd. Paris, Gallimard, coll. « Folio » 2019, 2 vol., t. I, p. 409–410. [↩]
- Jean-Yves Mollier, Les éditions Calmann-Lévy de la Belle Époque à la Seconde Guerre mondiale. Un demi-siècle au service de la littérature, Paris, Calmann-Lévy, 2023, p. 171–174. [↩]
- C’est Marcel Proust qui l’écrit dans sa correspondance avec ses proches ; voir J.-Y. Mollier, Les éditions Calmann-Lévy de la Belle Époque à la Seconde Guerre mondiale…, op. cit., p. 172–173. [↩]
- Archives Calmann-Lévy, dossier « Marcel Proust », lettre autographe signée E. Hubert adressée à Théophile Lehmann, 4 feuillets écrits au recto. [↩]
- Théophile Lehmann est le directeur des services de la maison Calmann-Lévy. [↩]
- Paul Calmann (1853−1900), le fils aîné de l’éditeur Calmann Lévy (1819−1891) avait dirigé la maison d’édition de 1891 à son décès [↩]
- Cette confidence révèle une totale méconnaissance du catalogue de la maison Michel Lévy frères qui a publié les œuvres complètes de Balzac en petit format dès 1861, après le rachat de la Librairie Nouvelle, et qui a publié, de 1869 à 1872, ses Œuvres complètes en 24 grands volumes in‑8°, toujours présents au catalogue en 1896 ! Cette méconnaissance se complique encore d’une ignorance du contenu de certains romans de Balzac comme La Fille aux yeux d’or mais, surtout, Splendeurs et misères des courtisanes, ce qui est un paradoxe pour quelqu’un qui s’attribue les fonctions de directeur littéraire. [↩]
- S’il est exact qu’aucun traité ne figure dans le dossier « Marcel Proust » aux archives Calmann-Lévy, cette maison d’édition, à la différence de Bernard Grasset à ses débuts, ne pratiquait pas le compte d’auteur. Dans une lettre de juin 1918, Gaston Calmann-Lévy (1864−1948), le dernier fils de Calmann Lévy, fera remarquer à Marcel Proust qu’il ne lui demande rien mais que l’édition de son livre s’est traduite par « la perte de quelques billets de mille ». Le livre de compte de la maison d’édition permet de préciser que la perte s’est élevée à 2849, 50 F à cette date et que Marcel Proust a cependant perçu 500 F de droits d’auteur, et Madeleine Lemaire 1749, 50 F pour ses dessins. [↩]
- La maison d’édition Calmann-Lévy était très cloisonnée et les fonctions de chaque service, indépendantes des autres. [↩]
- Cette nouvelle indication permet de confirmer la naissance du scripteur en 1834. [↩]
- Bombardiers allemands biplans de la Première Guerre mondiale redoutés des Parisiens. [↩]
4 Comments
Richard LEJEUNE · 23 janvier 2023 at 12 h 31 min
Bonjour Monsieur le Professeur Mollier. Me permettez-vous une simple petite remarque de détail ? Dans mon exemplaire de 1970 du premier volume de la correspondance de Marcel Proust, chez Plon, colligée par Philip Kolb, la lettre à (J.) Hubert du 27 décembre 1895 mentionnée dans le texte ci-dessus ne se trouve pas aux pages 240 et suivantes mais bien 454, sqq. Elle porte le numéro 298.
Pfister Pascal · 29 janvier 2023 at 15 h 43 min
Bonjour Monsieur. Une singularité de ce luxueux livre, c’est la présence de partitions de musique écrites par Reynaldo Hahn sur les quatre « portraits de peintres » de Marcel Proust (Potter, Cuyp, Van Dyck et Watteau). La même année, 1896, l’éditeur musical Heugel a publié ces partitions en 4 fascicules, chacun comportant un portrait gravé du peintre et le poème de Proust : https://reynaldo-hahn.net/images/photospartitions/portrait_de_peintres_couv.png. Les poèmes sont dédiés à José Maria de Heredia et la musique à Madeleine Lemaire. Ils avaient paru d’abord dans le Gaulois le 21 juin 1895 sans dédicace. Savez-vous si cette édition de musique imprimée est parue avant ou après « Les plaisirs et les jours » ? Peut-être existe‑t’il un contrat entre Heugel et Calmann-Lévy ? Si l’édition musicale est parue avant, ce serait donc la première oeuvre publiée de Marcel Proust, comme l’indique la bibliographie figurant dans le « Marcel Proust » des éditions de la revue le Capitole, en 1926, remarquablement numérisé par l’University of British Columbia : https://archive.org/download/marcelproust00lesc/marcelproust00lesc.pdf
Jean-Yves Mollier · 4 février 2023 at 9 h 32 min
Le livre de Reynaldo hahn est paru en 1896 chez Heugel, la même année que « Les Plaisirs et les Jours ».
Jean-Yves Mollier · 4 février 2023 at 10 h 00 min
Il doit en effet exister un contrat concernant ces « Portraits de peintres » dans les archives de la maison Heugel mais elles ont été en grande partie dispersées à Drouot en 2011… Et Reynaldo Hahn avait le double du contrat…