Proust et le prote : l’enfer typographique de la Recherche

Published by Nicolas Ragonneau on

Avec la Recherche, Proust a fait vivre un enfer aux imprimeurs. Premier volet d’un diptyque consacré à l’édition et à l’impression de la Recherche, où l’on s’intéresse dans le détail aux méthodes très particulières de Monsieur Proust pour suivre la fabrication de ses ouvrages, et aux ouvriers typographes de l’Imprimerie Colin, qui ont trimé sur Du côté de chez Swann pendant huit mois.

« Retirez le q de la coquille : vous avez la couille, et ceci constitue précisément une coquille. »

Boris Vian, Cahiers du Collège de ‘Pataphysique n°19

prote
n.m. – Italien proto, du grec prôtos, « premier ». – Angl. overseer.
Imprimerie.
Chef d’atelier, contremaître placé sous l’autorité du maître imprimeur ou du patron, dans une imprimerie.

Dictionnaire encyclopédique du livre, cercle de la librairie, 2002

En 1930, entre deux bitures, Samuel Beckett relit À la recherche du temps perdu dans sa chambre parisienne de la rue d’Ulm, pour les besoins de l’essai qu’il doit remettre à Chatto & Windus. Dans l’avant-propos de son Proust, il évoque « l’abominable édition de la Nouvelle Revue Française », dont le dernier tome était paru trois années auparavant. Cette appréciation peu amène vise les très nombreuses coquilles et erreurs qui émaillent les treize à seize volumes du texte proustien. L’Irlandais semble tenir pour unique responsable l’éditeur mais, en 1930, il ignore presque tout de la genèse du roman et des méthodes de travail du reclus de la Rive droite. Et il ignore que l’édition de Du côté de chez Swann, parue à l’origine chez Grasset en 1913, était bien pire encore.

C’est Bergotte qu’on assassine

Ces coquilles, ces erreurs d’impression auront pour certaines de graves conséquences, discréditant davantage Proust auprès de ses critiques, introduisant des ambiguïtés là où il n’y avait pas forcément lieu d’en voir, ou du moins pas celles qu’on croyait (le fameux épisode des « vertèbres »). D’autres coquilles sont tout simplement cocasses ou prosaïques. Le sort ainsi s’acharne sur le nom de Bergotte : dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, on trouve « Bergoe » dans l’édition originale de 1919 ; puis, dans Guermantes, « les romans de Bergotte » deviennent « les romans de Bergson », et ni André Breton, engagé pour relire ce troisième tome, ni Jacques Rivière ne s’en apercevront.

Pour Guermantes I c’est si désastreux que j’ai pensé à vous demander d’attendre février afin que paraissant avec Guermantes II et Sodome I on fasse moins attention. Mais j’ai songé qu’au fond, on ne fait pas attention. Monsieur (le charmant dada qui a revu les épreuves et dont le nom m’échappe par une amnésie d’un instant) Breton a cru lire, Jacques Rivière a cru lire. Ils ne se sont pas aperçus que chaque fois que je parle des romans de Bergotte, on a imprimé les romans de Bergson. Erreur sans gravité quoique inexplicable car les deux t de Bergotte devrait prémunir contre toute confusion avec Bergson (mais les protes veulent interpréter, montrer qu’ils sont au courant, que le pragmatisme ne leur est pas inconnu).

Lettre à Gaston Gallimard, début septembre 1920, Marcel Proust-Gaston Gallimard, Correspondance, Gallimard, 1989.

Difficile pour le lecteur contemporain de la Recherche, et qui ne s’intéresse pas à l’histoire éditoriale, à l’imprimerie ou à la génétique, d’imaginer les vicissitudes de la mise au point du texte proustien — et je ne parle ici que des ouvrages parus de son vivant, les posthumes soulevant d’autres questions non moins épineuses. Une fois qu’on croise les brouillons, les manuscrits, les dactylographies et les épreuves de la Recherche, dans leur foisonnement infini, on reste ébahi et on ne peut réprimer cette question : comment Proust a‑t-il pu piloter un vaisseau si gigantesque et commettre — finalement — aussi peu d’erreurs dans sa construction, dans le nom des lieux, des personnages ? Il ne faut pas s’y tromper : l’entreprise lui a forcément demandé, pendant quinze ans, une vigilance de tous les instants et une sorte d’hypermnésie. Mais à toutes les étapes de la création et de la fabrication, il aurait pu se simplifier quelque peu l’existence.

Mark Twain, le premier tapuscrit

Dans un monde idéal, utopique, un monde de fluidité où la chaîne graphique jamais ne se rompt du manuscrit au livre fini, l’édition d’un tome de la Recherche aurait pu se dérouler ainsi.

Marcel Proust écrit à la main tout ou partie du récit, puis dactylographie ou fait dactylographier son texte à la machine à écrire. Proust n’avait que trois ans, en 1874, quand Mark Twain devient le premier écrivain à remettre un manuscrit tapé à la machine à un éditeur : il s’agissait des aventures de Tom Sawyer, composé sur une Remington. On inventera, par la suite, le terme tapuscrit (mot-valise composé du verbe taper et du substantif manuscrit) pour décrire le dactylogramme, cette composition à la machine ou au traitement de texte sur ordinateur, qui occupe le seul recto des pages. Ni dactylogramme ni tapuscrit ne connaîtront une grande fortune lexicale, le mot manuscrit étant suffisamment élastique pour accueillir dans l’usage l’ensemble de ces signifiés.

Faire et défaire

Toujours est-il qu’une fois le tapuscrit terminé, l’auteur relit l’intégralité du texte afin de le corriger. Ces corrections peuvent être des corrections de style, des corrections de fond qui remettent en cause l’architecture du livre, ou des corrections ortho-typographiques. Si les corrections sont peu nombreuses, l’écrivain les reporte à la main dans les marges ou entre les lignes (d’où l’intérêt d’un tapuscrit en double interligne) sans refaire la page entière à la machine. En revanche, si les ratures, les reprises et les remords noircissent la page, la rendant peu lisible et ambiguë, si les ajouts (ce mot étant trop court, Proust ajoutera un suffixe dont il a le secret et parlera d’ajoutage, comme il parlait aussi de téléphonage) sont trop nombreux, il est d’usage de refaire la page entière et d’intercaler de façon aussi claire que possible les passages ajoutés. Dès qu’on touche à l’architecture du texte, qu’on déplace des passages, il faut éventuellement découper, déplacer et coller, bref rapiécer le tapuscrit, ou alors refaire tout un pan du tapuscrit. La machine à écrire permet une plus grande plasticité qu’un manuscrit, mais il faudra attendre le traitement de texte pour pouvoir déplacer en un éclair des morceaux entiers d’un texte. Avec les manuscrits et les tapuscrits, on touche vraiment du doigt la genèse des textes, on entre dans l’atelier de l’écrivain au travail. 

Une des dactylographies de Proust qui a servi à la composition d’Un amour de Swann chez Colin. Surchargées en corrections, elles ne correspondent pas à l’idée qu’on se fait d’un tapuscrit bon à composer. Naf 16734, Bibliothèque nationale de France.

La fin des manuscrits

Mais tous les écrivains ne remettent pas cent fois leur ouvrage sur le métier, il est autant de manières d’écrire qu’il y a d’écrivains : j’ai connu des écrivains du premier jet aux manuscrits/tapuscrits immaculés, tel Claude Louis-Combet, qui écrivait des romans entiers d’une main sûre, sans remords.
En visitant Patrick Roegiers, j’ai vu les manuscrits d’un écrivain contemporain parmi les plus extraordinaires qui se puissent rencontrer. Il a par exemple exhumé devant moi les innombrables boîtes de manuscrits de son récit La Nuit du Monde (qui raconte de manière très personnelle la rencontre entre Joyce et Proust). Ce sont des documents kabbalistiques, hybrides, mi manuscrits-mi dactylographiés, bourrés de rustines, de découpages et de collages, de signes de différentes couleurs (une méthode quasi synesthésique, chaque couleur ayant une fonction). Un tel cas littéraire devient de plus en plus en plus isolé, car la plupart des écrivains remettent des versions numériques de leurs textes, désormais transmises par mail. La génétique est une discipline sans avenir, et la BnF archive des courriels en guise de correspondance et des documents numériques. 
Un invariant cependant dans la relation entre l’éditeur et l’auteur : plus la copie en amont est « propre », plus l’éditeur sera enclin à accepter le texte proposé. Dans le métier, on a coutume de dire que la copie est propre quand elle ne nécessite pas trop de corrections.

Une épreuve n’est pas un brouillon

Mais revenons à notre processus idéal du manuscrit au livre imprimé. Une fois le tapuscrit accepté chez l’éditeur, au temps de Proust ce tapuscrit était mis en composition dans une imprimerie. Un ou plusieurs ouvriers typographes assuraient cette composition, qui majoritairement dans le cas de la Recherche a suivi deux scénarios  possibles :
1. La composition typographique classique, manuelle, caractère par caractère (utilisée au moins jusqu’à la composition d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs).
2. La composition monotype, qui permet de composer des lignes entières au moyen d’un clavier « en fondant les caractères au fur et à mesure que les clavistes les appelle » selon la définition de l’historien de l’édition Pascal Fouché. Il s’agit d’une composition automatisée et plus industrielle, qui va se généraliser à partir des années vingt.
Une fois le livre composé, l’imprimeur fait passer un jeu d’épreuves à l’éditeur, qui transmet ces épreuves à l’auteur afin qu’il puisse se relire et faire ses dernières corrections. Ces épreuves de relecture peuvent être ce qu’on appelle des placards, une composition au kilomètre non mise en pages, ou des pages de livres déjà organisées comme seront celles du livre imprimé (Proust aura d’ailleurs affaire aux deux). Le premier jeu d’épreuves porte le nom de « premières » ou « épreuves en première ». Une fois les corrections intégrées, l’imprimeur tire des « secondes ».  Le correcteur pointe les corrections pour vérifier l’intégration, et l’auteur reçoit ces nouvelles épreuves. Si tout va bien, on met la composition en page. Si en revanche de nouvelles corrections doivent être apportées, on recommence le processus et on tire des « tierces » et même, de façon assez exceptionnelle des « quartes ». Nous verrons comment Proust subvertit profondément cette étape de correction d’épreuves. Le tirage des jeux d’épreuves est évidemment facturé à l’éditeur ; ce dernier a donc tout intérêt à limiter les corrections. Mais l’auteur n’est pas exempt de tout devoir en la matière : l’éditeur doit faire œuvre de pédagogie et expliquer à son auteur pourquoi il ne doit pas considérer les épreuves comme un brouillon, voire un work in progress, et pourquoi il devra en assumer les conséquences sur le plan financier. 

Limiter les corrections

Contractuellement, l’éditeur contraint son auteur par une clause légale stipulant que, « dans le cas où les corrections sur épreuves dépasseraient dix pour cent des frais de composition, le surplus serait à la charge de l’auteur et son montant serait déduit des droits dus à l’auteur ». Par ailleurs, le contrat d’édition-type du SNE (Syndicat National de l’Edition) ajoute que « Au cas où il [l’auteur] ne s’acquitterait pas de ces obligations, l’éditeur pourra confier les épreuves, aux frais de l’auteur, à un correcteur de son choix et procéder au tirage, après en avoir averti l’auteur par lettre recommandée avec accusé de réception ». L’éditeur évite ainsi les palinodies potentielles d’un auteur capricieux ou par trop indécis.

L’auteur n’est pas un correcteur

Ce genre de problème n’arrive désormais que très rarement, surtout depuis que les tapuscrits et la composition sont numérisés. On passe ainsi directement du tapuscrit à la mise en pages. Ce travail de mise en pages peut en revanche toujours incomber à l’imprimeur, qui garde ainsi certaines de ses prérogatives passées. Dans tous les cas, et hier comme aujourd’hui, l’auteur qui corrige des épreuves doit le faire de manière à ce que ses corrections soient les plus intelligibles et les moins ambiguës possibles. Un auteur qui connait le code typographique et les signes de corrections en vigueur dans l’imprimerie s’avère du pain bénit pour l’éditeur et l’imprimeur : voilà trois interlocuteurs certains de parler la même langue au même moment. Mais rappelons que l’auteur n’est pas un correcteur ortho-typographique, et qu’en l’espèce il n’a nulle obligation de résultat : c’est un métier en soi, très technique, qui n’est pas celui de l’éditeur et qui est abrité d’abord chez l’imprimeur puis intégré, sans doute à partir des années 30 aux maisons d’édition littéraires. Or, ce n’est pas encore le cas du vivant de Proust, qui le déplore en ces termes :

Quel malheur qu’il n’existe pas dans les maisons d’édition l’équivalent dans un journal de ce qu’on nomme « un correcteur ». Quand je collaborais au Figaro, si je faisais une faute le lendemain, dans l’article imprimé, elle avait miraculeusement disparu.

Lettre à Gaston Gallimard, peu après le 3 septembre 1920, Marcel Proust-Gaston Gallimard, Correspondance, Gallimard, 1989.

Une fois le livre mis en pages, l’auteur et l’éditeur donnent leur BAT (Bon A Tirer) et l’ouvrage est imprimé. Rattraper d’éventuelles erreurs à ce stade (en insérant par exemple une page d’errata comme Proust l’exigera pour Guermantes I) devient un travail lourd, infamant, et donnant une image piteuse à la fois de l’auteur et de l’éditeur. Une copie parfaite cependant relève du fantasme naïf et du mythe biblique du Livre tout puissant : tous les livres présentent leur lot de coquilles et d’erreurs plus ou moins graves, qui parfois se répètent pendant des décennies quand le péché originel a été commis dans un ouvrage de référence comme un dictionnaire ou une encyclopédie. Et le cas de Proust est loin d’être isolé : très récemment, Robert W Trogdon a révélé les nombreuses erreurs et coquilles qui hantent les livres d’Hemingway , se répétant ad infinitum depuis leur première édition.

Un cauchemar typo

Dans les faits, rien, absolument rien de ce que je viens de décrire longuement comme le processus idéal d’édition de la Recherche ne va se produire. Ce ne sera qu’une invraisemblable et chaotique succession de reprises, de tensions, de contritions, de coquilles, de reproches et de bourdes aboutissant à « l’abominable édition de la Nouvelle Revue Française », épisode Grasset compris. Les méthodes de travail de Proust effacent les frontières entre un brouillon, un manuscrit, une dactylographie, une épreuve : tout est modifiable, annotable et amplifiable, faisant de la Recherche le plus sédimenteux des palimpsestes et un cauchemar typographique. Soit dit en passant, cette profusion archéologique fait le bonheur des collectionneurs et des maisons de vente : les autographes se multiplient de façon exponentielle.

Six mains différentes

Tant que le livre n’est pas imprimé et relié, et même s’il ne le formule jamais de cette façon, même s’il ne le revendique pas comme une esthétique, le texte est toujours modifiable dans l’esprit de Marcel Proust. Et on ne peut pas lui donner complètement tort, puisque certaines de ses meilleures trouvailles (notamment des noms de personnages) ont été faites sur épreuves. Mais à l’évidence, et en sus de ses habitudes d’écriture idiosyncratiques, trop d’intervenants ont travaillé sur ses textes : cette prolifération a contribué à générer erreurs et coquilles. Pour prendre un exemple à l’époque où l’auteur n’envisageait qu’un diptyque, Le Temps perdu, le premier volume qui deviendra Du côté de chez Swann, « les changements de machine à écrire, des papiers, les manies des dactylographes (leur façon de paginer) ont montré, pour le premier volume dans son état primitif, six mains différentes pour les sept cent douze pages tapées de l’été 1909 jusqu’au printemps 1912 » écrit Bernard Brun dans l’entrée « Dactylographie » du Dictionnaire Marcel Proust (Champion). Six intervenants pour aboutir à un tapuscrit, c’est énorme. C’est ce document qui sera soumis puis refusé par la NRF à la fin de 1912. Mais entre la version que les membres de la NRF ont eue entre les mains et celle qui finit par paraître chez Grasset fin 1913, « c’est un autre livre ! » comme s’exclama Jacques Copeau à la vue du volume imprimé. De lourdes modifications ont été opérées, la moitié de la composition a dû être refaite quatre fois, et Proust a raccourci son texte, revu la construction à contrecœur et changé ses titres. 

Huit mois de labeur

L’édition et l’impression de Du côté de chez Swann forment un épisode épique de l’histoire éditoriale de la Recherche. Si on connaît assez bien l’histoire du refus du manuscrit par Fasquelle, Ollendorff et la NRF, puis son acceptation par Grasset (à compte d’auteur), on connaît moins bien celle de sa fabrication. L’historien amateur Michel Hubert a réalisé un travail remarquable pour documenter avec force détails l’impression, par Colin à Mayenne, de Du côté de chez Swann (qui s’appelait encore le Temps perdu au moment où la fabrication commence) dans son ouvrage Histoire de l’imprimerie à Mayenne – Tome 2, le tournant du siècle 1895–1920.

Imprimerie Colin, successeur de Soudée, rue Pasteur à Mayenne (Histoire de l’Imprimerie à Mayenne, t.3, p.4).

Le travail de fabrication commence le 18 mars 1913 avec l’impression d’un spécimen typographique envoyé à l’auteur et dont il juge « les caractères un tout petit peu petits ». Il se termine huit mois plus tard, le 8 novembre, par l’achevé d’imprimer du livre. Huit mois pour imprimer un livre de 520 pages sans illustrations ni difficultés techniques, sans événement exceptionnel ou cas de force majeure (ce que les Britanniques appellent Acts of God), c’est tout à fait délirant. 

La création romanesque sur épreuves commence. Premier placard de Swann corrigé par Proust et imprimé par Colin. Fondation Martin Bodmer, Genève.

Des quintes pour un asthmatique

Proust impose son calendrier et ses méthodes, et la création romanesque sur épreuves commence : comme je l’ai écrit dans un précédent article, « Proust donne carte blanche à Marcel » car il a les moyens de financer tous ses caprices, notamment au stade de la composition du livre. Le compte d’auteur lui laisse une liberté quasi totale, et notamment celle de « récrire sur épreuve un nouveau livre » comme il le confesse dans une lettre à Louis de Robert en juin 1913.
En huit mois, l’infernal Monsieur Proust va, entre autres, trouver son titre général (À la recherche du temps perdu), le titre de son premier tome (Du côté de chez Swann remplace Le temps perdu), corriger son incipit puis le rétablir, faire exploser le nombre de pages du volume, impossible de toute façon à estimer à cause des vagues de corrections. Evénement peut-être unique dans l’histoire de l’imprimerie, il fait tirer cinq jeux d’épreuves, un chiffre qui n’est pas prévu dans le vocabulaire technique de l’imprimerie, mais qu’on pourrait nommer « quintes » s’il le fallait, ce qui est un comble pour un asthmatique. La veille de l’achevé d’imprimer, le 8 novembre, il continue à corriger et à ajouter. « Nous avons eu avec votre livre presque 3 fois la composition de l’ensemble » lui signale Bernard Grasset, qui aurait sans doute été moins patient avec un auteur édité au compte de sa maison d’édition.

35 typos pour Charles Swann

Dans cet enfer mayennais de l’imprimerie Colin, des silhouettes substituables s’affairent pour fabriquer un des plus grands livres de la littérature mondiale : ce sont des sisyphes du plomb et de la casse, des singes alchimistes, des ouvriers typographes anonymes dont personne ne parle jamais dans la grande légende éditoriale du roman. Ils se sont cassés les yeux à déchiffrer l’écriture si ardue de l’auteur et, croyant en avoir fini au bout de deux épreuves, ils ont dû recomposer des pans entiers du texte et assurer les finitions de la grande robe — tout au moins un de ses morceaux.
Cependant, leur identité n’est pas perdue à jamais : on peut retrouver leurs noms, lisibles en marge de la dactylographie, et on sait ainsi qu’ils étaient 35 à poser les fondations de la cathédrale à venir. Michel Hubert a comparé le premier placard de Du côté de chez Swann à la dactylographie correspondante, révélant « que quatre typographes sont intervenus sur cette épreuve, dont l’un à deux reprises » En fait d’ouvriers typographes, on devrait plutôt parler d’ouvrières typographes (les « typotes »), car il s’agit majoritairement de femmes, travaillant sous la responsabilité d’un metteur en pages ou d’un prote. Aussi, quand on lit parfois que l’absence d’ouvriers typographes à la fin de la Grande Guerre était dû à la mobilisation faut-il nuancer ce propos, car la féminisation de cette profession était effective depuis la seconde moitié du XIXe siècle. 

Même imprimé, Swann reste à corriger

Hélas, on ne sait pas grand-chose de l’existence des trois ouvriers typo dont j’ai reproduit le portrait ci-dessus, extrait du trombinoscope publié par Michel Hubert dans son livre. Ces images, postérieures à l’année où ils travaillaient à l’impression de Swann, datent des années 1941–1942 et sont issues d’un fonds de fiches d’identité conservé aux Archives départementales de la Mayenne. 

  • Auguste Sablé, né en 1893, était le plus jeune. Il n’avait que 20 ans en 1913. « Simple typographe à ses débuts, il est devenu chef d’atelier chez Floch, successeur de Colin. À cette époque, l’encadrement se faisait par promotion interne » m’écrivait Michel Hubert dans un courriel le 3 juillet 2020. On peut retrouver son paraphe sur les épreuves conservées à la BnF (par exemple le Naf 16735 en pages 424, 429, 526, 536).
  • Clarisse Théreaux, née en 1889, avait 24 ans en 1913. Son paraphe est visible sur le Naf 16735 : pages 455, 468, 497, 499, 512, 523, 541, 586.
  • Juliette Duhais, née en 1885, avait 28 ans en 1913. Son paraphe est visible sur le Naf 16735 : pages 564, 601.

Après huit mois de dur labeur et cinq jeux d’épreuves, on aurait pu caresser l’espoir d’une sorte de perfection typographique… Il n’en est rien, l’édition princeps de Du côté de chez Swann présente de nombreuses coquilles, à tel point que Gabriel Astruc a dû relire l’intégralité du livre pour le corriger (il était qualifié pour cette tâche puisqu’il avait travaillé chez Ollendorff avant de poursuivre sa carrière dans le spectacle). Un travail qui visiblement aura été effectué en pure perte. Mais ceci est une autre histoire.

Tous mes remerciements à Pascal Fouché et Michel Hubert.


7 Comments

Blay Philippe · 13 août 2020 at 16 h 35 min

Merci, cher Nicolas, pour cette passionnante synthèse sur le processus éditorial de la Recherche. Heureusement que Proust n’avait pas de traitement de texte, pour la génétique textuelle bien sûr, mais cela aurait été ingérable pour lui. On imagine aussi une Recherche du temps perdu sur un site en ligne, constamment enrichie de l’intérieur par son auteur, une oeuvre en perpétuelle mutation.

    Nicolas Ragonneau · 13 août 2020 at 16 h 38 min

    Merci Philippe. Oui, je pense qu’il aurait beaucoup aimé publier en ligne !

Lipzyc · 13 août 2020 at 19 h 00 min

Article très intéressant et très documenté, félicitations.
Je suis touché par les photos des correcteurs.

Luc FRAISSE · 13 août 2020 at 20 h 50 min

C’est une enquête passionnante. Même quand on fouille dans les manuscrits, on n’a pas tout cela clairement en tête. Un grand merci ! C’est d’excellente qualité.

Guz · 13 août 2020 at 23 h 11 min

Un Grand Moment. Merci pour cette enquête. 

En effet, il est tout a fait étonnant, passe encore l’ordinateur, sans le traitement de texte, comment il a pu organiser – réorganiser et réréorganiser son œuvre. J’ai toujours pensé qu’il avait un cerveau qui fonctionnait comme un ordinateur.

pet store · 14 août 2020 at 12 h 16 min

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vertigo lamp replica · 16 octobre 2020 at 8 h 51 min

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