Proust et les écrans : entretien avec Geneviève Henrot
Geneviève Henrot Sostero est professeur de langue et littérature françaises à l’Université de Padoue. Cette spécialiste de Proust, membre de l’ITEM, a notamment participé au Dictionnaire de Marcel Proust chez Champion. Elle organise un alléchant colloque, ouvert à tous, à l’Université de Padoue les 18 et 19 juillet sur le thème « Proust et les écrans ».
Quels seront les différents axes du colloque « Proust et les écrans » ?
Le colloque se propose d’aborder principalement deux axes, pour ainsi dire symétriques : Proust sur les écrans (petits et grands) et l’écran chez Proust (dans la Recherche, principalement).
L’axe de départ concerne la « fortune » de Proust, certes, au cinéma (on en a déjà parlé), mais surtout sur le web (ce qui est encore inédit, à ma connaissance).
Il nait dans la mouvance de l’enquête que j’avais menée sur le « passage à gué » du nom de Charlus du roman à la Toile (Neologica 5, 2011). Il part de l’idée que le partage des goûts et des passions s’exprime et se joue maintenant de plus en plus souvent sur le web, ce qui fait naitre quantité de sites perso, de blogs, de lettres de diffusion, de forum, de carnets de recherche. On aimerait établir une sorte d’état des lieux de la Toile qui accueillent un écho de Proust, pour comprendre qui en parle, comment, pour qui, pourquoi et avec quels effets sur la connaissance et la fruition directe de l’œuvre.
Le deuxième axe est une alternative offerte à une lecture plus classique, à ceux qui hésitent à changer de support, et à quitter la lettre pour l’écran. L’écran chez Proust ne peut manquer d’inspirer diverses disciplines, de la rhétorique à la thématique, de la stylistique à la phénoménologie.
Que peut-on attendre de nouveau du colloque en ce qui concerne plus spécifiquement le cinéma, un territoire qui a souvent été visité dans le passé ?
Proust au cinéma a en effet déjà intéressé quelques critiques, outre des dossiers de presse à la sortie des films de Schlöndorff, Companeez, Ruiz… Mais je pense qu’il resterait encore beaucoup à dire d’un point de vue plus poétique (au sens technique du terme): par exemple, une comparaison entre les stylèmes de Proust racontant le temps, ou la mémoire, et les procédés et projets cinématographiques destinés à transcoder ou à réécrire les précédents. Il faudrait ici une double compétence poétique du récit, interdisciplinaire, qu’ont rarement les critiques : en cinématographie et en narratologie. Il faudrait aussi se plier à une comparaison plus technique ou plus « artisanale » (au sens le plus noble qui soit du terme), pour dire d’avoir fait le tour de la comparaison entre le roman et tel film. C’est du moins mon avis.
Mais, comme je disais, c’est plutôt le « petit écran » ou mieux le « mini-écran », cette fenêtre sur Toile, qui nous intéresse, et la variété des nouveaux genres de textes (au sens large) qui sont en train d’y proliférer et de s’y enraciner. L’unicité du sujet investigué (Proust) permettra peut-être de mieux mettre en lumière les constantes et les variantes des genres de l’écrit-écran par rapport aux genres de l’écrit-papier. Quelle familiarité proustienne les échanges sur écran présupposent-ils, du lecteur d’endurance (« Combien de fois avez-vous lu la Recherche sans vous arrêter ? », demande l’un), au consommateur d’industrie culturelle (madeleines et carnets de 1908 à mettre dans votre caddie). Ce Proust-là, indice d’une fortune désormais planétaire et multiforme, n’a jusqu’à présent pas éveillé l’intérêt de la critique universitaire. Aussi ce colloque est-il une première du genre.
Proust est désormais lisible sur smartphone, sur tablettes et sur liseuses. Quel regard portez-vous sur ces nouveaux supports ?
J’y vois du pour et du contre : le poids-plume du support nous limite moins, en voyage, que les briques de papier ; la page (disons, de la liseuse) s’adapte aux faiblesses de la vue, jouant sur la taille des caractères ; le texte accueille des commentaires qu’on peut mémoriser et/ou partager. Il est des paralysies physiques qui ne peuvent tenir un livre en main et en tourner les pages, mais qui peuvent agir sur une liseuse… se sauvant ainsi d’heures et de jours de solitude et d’ennui mortel. Je n’en dirais pas autant des écrans minuscules, qui ont du mal à laisser respirer et se dérouler les fameuses phrases « au long col de cygne » de la Recherche. Moi qui enseigne la syntaxe, je constate chaque année combien l’empan syntaxique de nos étudiants se réduit dramatiquement à la largeur de leur écran de téléphone portable. Dans ce cas, pauvre Proust ! Mais aussi, pauvre Jean-Paul Goux, pauvre Philippe Forest, de ces écrivains contemporains dont les phrases sont encore plus longues et bien plus compliquées que celles de Proust !
Par ailleurs, la mémoire visuelle de la page (celle de gauche, celle de droite, en haut, en bas), la mémoire sensorielle du livre, de son épaisseur, de son poids, de son odeur, le bruissement soyeux de son papier bible, s’évanouissent à l’écran. Toute une bulle de sensations mémorables qui éclate et s’évapore.
Parlons de cet extrait filmé du mariage du duc de Guiche sur lequel on aurait identifié Marcel Proust, que j’ai nommé le « saint-suaire de celluloïd ». A défaut d’outils et de méthodes scientifiques permettant l’identification de l’écrivain, la proustosphère se divise donc en trois camps : les croyants, les athées et les agnostiques. Quel est votre sentiment et dans quel camp vous placez-vous ?
Curiosité, émotion fugitive, amusement, scepticisme… Mais ma tasse de thé à moi, c’est bien moins l’homme que le texte. Donc j’ai assisté de loin aux émoustillements et aux égosillements de la « Proustosphère ». Sauf à considérer la possibilité d’un tel émoi comme un signe, justement, de fortune cybernétique de Proust.
Vous avez réédité et préfacé Les voix narratives dans la recherche du temps perdu de Marcel Nicolas Muller chez Droz. Il est assez rare de voir ce type d’ouvrage faire l’objet d’une réédition (l’original est paru en 1965).
Ce livre est, je crois bien, présent dans toutes les bibliothèques universitaires. Et rares sont les Proustiens qui n’y font jamais référence, quel que soit leur point de vue. Le livre était épuisé depuis belle lurette, alors qu’il continuait à attirer des acheteurs navrés et déçus. Je me suis longtemps demandé pourquoi Droz ne l’avait jamais réédité, pourquoi il ne le faisait pas. Il ne lui manquait, en vérité, qu’un tout petit coup de pouce.
Marcel Muller fut un grand ami, pendant de longues années : nous étions tous deux « Anciens Belges » expatriés, lui aux Etats-Unis, moi en Italie. Et nous avions une extraordinaire longueur d’onde en commun en matière proustienne : conversations infinies, correspondance kilométrique. Quand Marcel s’est éteint, son départ m’a beaucoup affectée, et j’ai voulu lui rendre hommage à ma façon d’universitaire : par un livre, le sien. Ou plutôt deux livres (j’y reviendrai). A ma proposition de réédition, Droz a tout de suite dit oui, et n’a pas tardé à passer à l’action : voilà donc rhabillées de frais ces Voix narratives de la Recherche du temps perdu, qui inaugurent une nouvelle collection de textes critiques fondamentaux.
En quoi est-ce un livre incontournable de la critique proustienne ?
Après une période critique dominée par la psychologie, la philosophie, l’histoire littéraire, en 1965 Marcel Muller le premier faisait entrer la Recherche dans l’ère du structuralisme. Avant Barthes, et Genette, il posait les fondements d’une analyse du temps, de la composition du roman, des instances narratives qui a depuis été approfondie (pensons au merveilleux « Discours du récit » de Gérard Genette), mais en vérité guère contredite. Il faut bien sûr replacer la méthode et le style à son époque (il y a plus de 60 ans). Mais à le relire aujourd’hui, on s’aperçoit du nombre d’intuitions qu’il avait eues et qu’on a ensuite resservies assaisonnées de mille façons.
Vous disiez deux livres. Et le second ?
Le second est encore au four. C’est un éternel « inédit » de Marcel Muller, qu’il avait commencé dans les années quatre-vingts, et auquel il travaillait par périodes, mais sans jamais l’achever. C’était son « Chef-d’œuvre inconnu ». Marcel m’en a souvent parlé, nous en discutions, il mettait ses idées à l’épreuve des miennes (encore plus « structuralistes » et moins « philosophes » que les siennes). Puis il s’en est allé. D’accord avec sa compagne des dernières années, Leonore Gerstein, nous avons rassemblé les manuscrits, ainsi que les articles publiés dans divers contextes, langues et continents, beaucoup à peu près introuvables aujourd’hui. Et j’en ai fait un deuxième livre, qui porte ce titre que m’avait confié Marcel : Le Masque d’Abraham (et autres essais). Si les Classiques Garnier tiennent leur promesse, il devrait lui aussi sortir d’ici la fin de 2019, en hommage au centenaire du Prix Goncourt des Jeunes Filles en fleurs.
Il y a eu de grands lecteurs de Proust en Italie, où sa réception a été bonne, mais qu’en est-il de son influence aujourd’hui ?
Proust y est connu, et attire une assistance inespérément nombreuse aux conférences « tout public ». Il a aussi ses fervents chercheurs (quelques-uns, ne rêvons pas trop), et ses amateurs passionnés, comme Gennaro Oliviero, qui qui lit la Recherche depuis l’âge de treize ans et anime depuis plusieurs années le groupe des Amici di Marcel Proust à Naples. Et puis, plusieurs sites consacrés à Proust ont été fondés par des Italiens, qui reprennent le flambeau. Enfin, on est étonné de voir combien les étudiants s’émeuvent à le découvrir, encouragés par un séminaire ou un cours. Sous bien des aspects, la leçon de Proust reste actuelle, parce que profondément humaine.
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