La Madeleine sans Proust

Published by Jean-Christophe Antoine on

La proustosphère s’embrase au début de l’année 2017 : on avait retrouvé et restauré un film de 1904 dans lequel apparaissait Marcel Proust, lui qui n’avait jamais été enregistré ni filmé ! Très vite, spécialistes et amateurs se séparent en trois clans : les croyants, les agnostiques et les athées. Jean-Christophe Antoine, ingénieur polytechnicien et membre de la Société des Amis de Marcel Proust, analyse de façon rationnelle et scientifique les documents dont on dispose, rassemble des références littéraires, comme autant de preuves sociologiques et anthropologiques, et publie un article dans le magazine L’Histoire (livraison de janvier 2018). Sa conclusion est sans appel : il ne peut s’agir de Marcel Proust. Nous reproduisons ici l’intégralité de l’article, paru à la fin de 2017, assorti d’une légère mise à jour.

L’apparition fugitive de Marcel Proust dans le film d’un mariage célébré à l’église de la Madeleine à Paris le 14 novembre 1904 a été révélée en février 2017. Les mariés sont Armand de Gramont, duc de Guiche, brillant ami de Proust et futur industriel, et Élaine Greffulhe, fille de la comtesse Greffulhe qui sera un modèle pour À la recherche du temps perdu.
Le film d’une minute, don de M. de Gramont, a été restauré par les Archives françaises du film du CNC et montre la sortie de l’église. Le scoop est créé par l’article « Un spectre passa… Marcel Proust retrouvé » de Jean-Pierre Sirois-Trahan (université de Laval, Québec), publié dans la Revue d’études proustiennes en février 2017. Le prétendant au titre de Proust est un jeune homme à la fine moustache, dévalant l’escalier le long du cortège nuptial.

la Toile en ébullition

Le scoop en tant que tel est une réussite. Des rumeurs sur l’article bruissent sur les réseaux sociaux proustiens le 13 février, le 14 le site de l’éditeur de la revue met le film en ligne, le 15 les médias français le publient et une dépêche de l’AFP élargit la diffusion à toute la planète. Le film est vu des centaines de milliers de fois. D’autres revendiquent une primo-découverte de Proust dès 2014. En fait, en 2003, un article de Libération avait décrit la quête de l’idole : « Des proustiens transis font le trajet de Bois‑d’Arcy [où se trouvent les ressources documentaires du CNC dans les Yvelines] rien que dans l’espoir de reconnaître le romancier sur ces images tremblantes. »
Cette ébullition atteste de l’intérêt à utiliser la « marque Proust » dans le public toujours amateur de madeleines.

À 33 ans, Proust n’est plus un jeune dandy

Si la présence de Proust au mariage de son ami est bien établie par ailleurs, des spécialistes de tous horizons ont réfuté la thèse de son apparition dans ce film. Premier anachronisme : corréler le Proust de 1904 avec un jeune homme, comme l’a souligné son biographe William Carter dans le New York Times. À 33 ans, Proust n’est plus un jeune dandy. Le blog Le Fou de Proust de Patrice Louis a comparé l’image du film avec des portraits de l’écrivain et montre comment la silhouette de ce dernier s’est épaissie. L’article « Un spectre passa… » soutient au contraire qu’on « reconnaît sa silhouette svelte, sa moustache noire, petite à l’époque, l’ovale parfait de son visage d’ivoire », ce qui constitue sa seule forme de « preuve » de l’identification de Proust. Autres discordances, la désinvolture du jeune homme du film et sa tenue vestimentaire : elle est inadéquate pour un mariage mondain, ne correspond pas à la frilosité célèbre de l’écrivain et est peu compatible avec le deuil de son père dont la mort date du 26 novembre 1903.
Pour décrypter une image, l’historien doit rétablir le contexte à partir de la presse, des archives publiques et privées et de l’iconographie. Or, l’union d’Élaine Greffulhe et d’Armand de Gramont donne l’occasion de décrire les stratégies nuptiales, les fiançailles, la communication d’un mariage mondain de la Belle Époque qui est la toile de fond du film et qui mérite qu’on s’y arrête.

« splendeur des cours disparues »

La cérémonie est exceptionnelle par son faste et son envergure. Son prix est de loin le plus important relevé dans les registres du diocèse. « On a pu croire ressuscitées les splendeurs des cours disparues », dit l’un des 150 organes de presse qui la relatent. Elle alimente même le débat politique en cours pour l’élaboration de la loi de séparation des Églises et de l’État. Certains titres ironisent sur l’enthousiasme des « journaux de l’aristocratie cléricale » tandis que celle-ci jubile : « Tout cela, en plein centre parisien, à deux pas du Palais-Bourbon où s’émettent précisément en ce moment de si étranges et subversives théories, en plein triste automne, avait quelque chose d’inattendu, de providentiel, de réconfortant. »

Plus de 1200 cadeaux

Ces noces à haute valeur symbolique ont été préparées dans le cadre très formaliste des usages du monde. Les listes d’invités sont élaborées avec minutie. La réception est un simple lunch — on ne danse pas — permettant de faire admirer la corbeille de mariage, le trousseau et plus de 1200 cadeaux dans les salons de l’un des hôtels familiaux. Proust a offert un revolver dans son écrin. Les abords de l’église sont réservés aux voitures électriques, automobiles et hippomobiles de la noce, et le préfet Lépine rassure : « La future belle-mère m’est sacrée et pas un cheveu ne tombera de sa tête, à quelques formidables poussées que l’enthousiasme de ses admirateurs et amis la soumette. »
Point central sous-estimé par Jean-Pierre Sirois-Trahan, le cortège nuptial et le défilé des invités sont distincts. 

Illustration Femina
Vers la sacristie, par Albert Guillaume, Femina du 15 décembre 1904.

D’une durée de deux minutes, les cortèges entrant et sortant sont réglés en une chorégraphie de 21 couples qui mixent les deux familles à la sortie pour symboliser la nouvelle union. Après la bénédiction, les invités félicitent les mariés et leurs familles dans la sacristie, en un défilé d’une heure et quart. La longueur du défilé est un élément ostentatoire de l’envergure des familles. Émile Zola dans Comment on se marie et Guy de Maupassant dans Bel-Ami ont décrit l’apothéose sociale des mariages à la Madeleine.

Une série de fausses apparitions

Sauf preuve directe du contraire, Proust, soignant ses apparitions dans le grand monde, a dû revêtir des habits de visite chauds et sombres, un haut-de-forme avec sa canne. Il a défilé à la sacristie puis est sorti après le cortège nuptial, fidèle à sa politesse extrême, pour gagner le cas échéant la réception. Ou bien a‑t-il filé à l’anglaise avant le cortège. Après Rimbaud ou Baudelaire, le jeune homme de l’escalier rejoint donc la cohorte des fausses apparitions d’écrivains célèbres.

Merci au magazine L’Histoire et à Jean-Christophe Antoine qui nous autorisent à reproduire ce texte gracieusement.

Depuis la parution originale de ce texte, son auteur a publié une nouvelle contribution sur ce sujet dans l’édition 2018 du Bulletin Marcel Proust, publié par la Société des Amis de Marcel Proust.


1 Comment

Jean-Christophe Antoine · 1 juin 2022 at 15 h 40 min

L’article ci-dessus renvoie à un lien vers les archives du journal Libération, lien devenu indisponible. La référence est, dans le numéro du 11 août 2003, l’article de Ange-Dominique Bouzet « Un mariage du côté de chez Proust ».

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