Entretien avec Jean-Marc Quaranta
Grâce à Jean-Marc Quaranta, maître de conférence à l’université Aix-Marseille, et à son ouvrage paru aux éditions Bouquins, Un amour de Proust, Alfred Agostinelli (1888−1914), on en sait désormais bien davantage au sujet du chauffeur et secrétaire de Marcel Proust. Mais ce livre a quelque peu éclipsé une autre contribution de Quaranta : l’édition critique du Temps perdu (Bouquins, La Collection), qui permet de constater de manière frappante la distance entre cette première tentative de publication et l’état du texte de Du côté de chez Swann en 1913.
Par paresse, par convenance, par simplification nous (moi y compris) avons pris l’habitude de dire que Fasquelle, la NRF et Ollendorff ont refusé le manuscrit de Du côté de chez Swann en 1912. C’est une expression abusive, car à cette époque Du côté de chez Swann n’existait tout simplement pas. Le titre n’apparaît qu’au cours de l’année 1913, et pendant la composition du livre chez l’imprimeur. Cet abus de langage empêche de regarder dans le détail les choix cruciaux faits par Proust (avec l’aide de ses amis et sans doute de son frère), qui mène du Temps perdu à Du côté de chez Swann. Par ailleurs, la cosmétique des manuscrits remis par Proust relativise la responsabilité des lecteurs chez Ollendorff comme à la NRF. Pour dire les choses de manière prosaïque, ce que remet Proust aux éditeurs est un véritable tas de boue, dont il est difficile d’imaginer qu’on puisse le transformer en or… Les éditeurs à cette époque attendaient en effet des manuscrits dactylographiés, aussi proches que possible des textes qui finiraient imprimés, où ratures et interventions manuscrites, dans un souci de lisibilité, seraient réduites à la portion congrue.
On revient avec Jean-Marc Quaranta sur ce moment décisif qui aiguille définitivement À la recherche du temps perdu et l’installe sur de solides fondations.
La question liminaire traditionnelle : quelle a été votre expérience de lecture de la Recherche et dans quelles circonstances l’avez-vous lu pour la première fois ?
C’est un épisode de ma vie que je raconte dans Un amour de Proust, Alfred Agostinelli (1888−1914) : j’avais dix-huit ans, j’étais en première année de lettres à l’université de Nice, après un bac en génie mécanique. Une enseignante nous a parlé de Proust en marge d’un cours sur Butor. Je n’avais jamais entendu parler de Proust ; j’ai acheté Du côté de chez Swann au supermarché (l’édition Folio dérivée de celle de la Pléiade, avec une illustration de couverture très naïve, pas encore les cathédrales de Monet). Accoudé à la barre de mon caddie, j’ai immédiatement été saisi, avec l’impression que le texte n’était pas seulement écrit de haut en bas mais aussi dans l’épaisseur de la page. Il y a quelque chose de magnétique dans le texte de Proust, une force d’attraction digne de celle des planètes… on ne peut plus s’en détacher.
Le processus de création de Proust est complexe, et encore davantage si on regarde la genèse de Du côté de chez Swann. Pouvez-vous en résumer les principales étapes ?
On en sait un peu plus depuis la publication des Soixante-Quinze feuillets. La première étape, c’est le retour de Proust à l’écriture en 1907, avec deux articles fondateurs, « Sentiments filiaux d’un parricide » (février 1907) et « Impressions de route en automobile » (novembre 1907). Le brouillon de cet article est rédigé sur le même type de papier que le texte qui condense plusieurs épisodes de la future Recherche (p. 122–127). En mai 1908 il rédige dans une lettre une liste de projets d’écriture dont un essai sur Sainte-Beuve, il fait aussi le bilan des « Pages écrites ». Fin 1908, en écrivant sur Sainte-Beuve, il invente la figure du « débutant » qui attend la publication d’un article envoyé au Figaro. À la faveur de ce développement, apparaissent les éléments clés du dispositif de la Recherche : la chambre, le personnage qui écrit, la servante, l’obscurité, la mère, dont le portrait psychologique est déjà bien développé. Cela va croître dans les cahiers autour de la perception de la journée au moment du réveil, puis de la mémoire du corps du dormeur qui va devenir le point de départ du roman – le colloque qui s’est déroulé à Toulouse et Illiers-Combray, Proust (en une page) portait sur cet extrait. On peut dire que c’est la deuxième étape, qui dure jusqu’en 1913 et va donner naissance à ce que Proust intitule d’abord Contre Sainte-Beuve puis Les Intermittences du cœur, composé de deux volumes : Le Temps perdu et Le Temps retrouvé. À partir de 1911, Proust fait dactylographier le premier volume et à l’automne 1912 il se met en quête d’un éditeur. C’est après les refus de Fasquelle, la NRF et Ollendorff que Grasset accepte la publication à compte d’auteur. Débute alors la troisième étape. Les deux volumes deviennent trois, c’est la naissance de Du côté de chez Swann issu d’une modification substantielle et de la suppression d’une partie du Temps perdu (qui deviendra les jeunes filles).
Dans votre introduction au Temps perdu, vous revenez longuement sur les différents refus du manuscrit original. Ce qu’on ignore, c’est l’état désastreux des manuscrits produits par Proust. En d’autres termes, il fournit, dans sa quête d’un éditeur, un document très éloigné des attendus de la profession. Que peut-on savoir de ces manuscrits et de leur apparence ?
Il suffit de regarder l’incipit du Temps perdu dans la dactylographie NAF 16733 pour se faire une idée de ce que Schlumberger et Gide ont eu en main.
La célèbre phrase « Longtemps je me suis couché de bonne heure. » apparaît à la faveur de la troisième réécriture de l’incipit : à une première version dactylographiée, Proust substitue une deuxième manuscrite, dont il raye le début et modifie la suite « Je me couchais de bonne heure » devient « <Longtemps je me suis> couchais<é> de bonne heure. » Il faut beaucoup de bonne volonté pour déchiffrer cet incipit, et le reste est à l’avenant. La dactylographie envoyée à Fasquelle et Ollendorff (NAF 16730) est à peine plus lisible. Il faut aussi prendre en compte le poids et l’épaisseur du manuscrit : quand Gaston Gallimard propose de venir chercher le document Proust lui répond : « vous ne pouvez pas venir chercher cette dactylographie car vous ne savez pas quel poids cela a. » (XI, p. 285).
C’est effectivement un aspect du problème qui a été négligé, Robert Brydges, dans la préface à l’édition où il tente de reconstituer et donner à lire Le Temps perdu, considère que Proust a dû envoyer aux éditeurs une autre version de son texte que celles qui nous sont parvenues, sinon il est évident qu’il ne pouvait qu’essuyer un refus – or c’est bien celles-ci et non une autre que les éditeurs ont eues en mains ! Notre approche encore structuraliste de la littérature nous fait considérer le texte en dehors de sa matérialité, qui est ici essentielle.
Comment expliquer une telle négligence, qui ne peut que conduire qu’à l’échec ?
Il y a au moins trois raisons. La première tient au rapport de Proust avec les choses matérielles. Paradoxalement, alors qu’il discute avec Grasset de la maquette, de la taille des caractères, du papier, le côté pratique du manuscrit lui échappe totalement, tout se passe comme si, au stade du manuscrit, seule « l’idée », platonicienne, du texte comptait pour lui, et non sa dimension sensible.
La seconde est que Proust sent l’urgence à publier un texte qu’il porte en lui depuis bientôt cinq ans, faire retaper le manuscrit lui ferait perdre du temps et ne changerait peut-être rien : il serait encore tenté de corriger (ce que prouvent les corrections abondantes portées sur les épreuves du Temps perdu et qui vont le transformer en Swann). De fait, si Proust avait attendu un an, avec le déclenchement de la guerre, qui sait ce que serait devenu son livre…
La troisième est que Proust semble dans une dynamique de mise en échec… calculée. Il veut publier, mais souhaite aussi avoir les mains libres, il a davantage besoin d’un exécutant, d’un imprimeur, que d’un éditeur, même si celui-ci – comme toujours – est un mal nécessaire. On voit bien dans ses lettres qu’il redoute les demandes de modifications (titres, volumes, longueur, contenu etc.) que les éditeurs voudront immanquablement lui imposer. C’est pour cela que dès le début il propose une édition à compte d’auteur – ce qui pour la NRF est rédhibitoire, comme le lui explique Louis de Robert. Finalement la solution Grasset est la plus commode pour lui. Envoyer un manuscrit dans cet état, c’est dire à l’éditeur : « c’est à prendre ou à laisser », ils ont laissé et cela a donné toute liberté à Proust (sauf celle de la longueur du volume qui dépend de contraintes techniques).
Partant de là, peut-on encore autant s’indigner du refus de ce manuscrit ?
La NRF a raté Proust, mais vu l’état du manuscrit du Temps perdu, on peut plaider au moins les circonstances atténuantes, sinon la relaxe !
Le seul tort de Gide est d’avoir pris sa décision, à ce qu’il dit, sur un à priori relatif à Proust, mais pour le reste l’état du manuscrit, son poids, sa longueur (Grasset et Proust seront contraint d’amputer Le Temps perdu, d’un bon tiers pour se conformer aux usages et aux possibilités techniques de l’époque) tout est fait pour susciter le rejet.
À voir l’abondance des corrections portées sur le manuscrit on se dit aussi que le texte n’est pas encore abouti, qu’il est instable et en devenir, ce qui ne donne pas confiance en l’auteur.
Pour Fasquelle et Ollendorff, qui ont eu accès à une version un peu plus lisible, la faute est plus grave car le texte y a été lu, le rapport de Jacques Madeleine le prouve, mais sa dimension novatrice n’a pas été comprise. Madeleine a d’ailleurs l’élégance de ne pas parler de l’état du document qu’on lui soumet, il se contente de remarquer que la numérotation des feuilles est fantaisiste. En face d’un texte lisible Gide (en dépit de ses à priori) et Rivière n’auront aucune hésitation sur la valeur du livre de Proust.
S’il y a une faute éditoriale, c’est Grasset qui la commet : dès décembre 1913 il peut comprendre qu’il a dans son catalogue un ouvrage d’une grande valeur littéraire, il n’en a pas conscience et lance l’édition du deuxième volume, dont il va réaliser les épreuves, à compte d’auteur, alors qu’il aurait dû pour s’attacher Proust proposer de publier la suite à compte d’éditeur. Il y a une sorte d’entropie éditoriale qui fait que finalement les choses rentrent dans l’ordre.
Au passage, dissipons un mythe qui a la vie dure, celui de la seule responsabilité de Gide dans le refus de la NRF. L’affaire est un peu plus complexe, non ?
À en juger par le journal de Jean Schlumberger, les deux hommes se sont répartis Le Temps perdu : Gide à pris avec lui « Combray », Schlumberger « Un amour de Swann » et « Noms de pays », non encore divisé en deux chapitre répartis dans deux volumes différents. La décision du refus est prise une semaine après la mise en lecture du manuscrit, c’est très court pour un texte aussi dense et un document aussi difficile à lire, surtout si on tient compte des autres activités de Schlumberger.
En revanche, Gide a semblé revendiquer seul ce refus. Admettre qu’on s’est trompé sur un chef-d’œuvre, c’est aussi faire partie de l’histoire de ce chef-d’œuvre. Quelle est votre analyse de ce mea culpa ?
Dans son journal, Schlumberger note : « décidément on refuse le livre de Proust ». L’emploi de l’impersonnel est intéressant : c’est à la fois la décision de personne, une décision collective, et la décision des deux hommes.
De la part de Gide, il y a effectivement cette volonté de faire partie de l’histoire et aussi de montrer qu’il est le patron et assume les erreurs. Il faut aussi faire la part de la confession, de l’autoflagellation qui font partie intégrante de l’être gidien et trouvent dans cette circonstance une occasion sublime pour s’exprimer !
Sur le plan de la qualité littéraire, comment jugez-vous Le Temps perdu face à la version finale, publiée chez Grasset ?
Le passage du Temps perdu à Swann est une véritable leçon de création littéraire qu’on peut lire dans les notes de l’édition. Au niveau de la phrase, Proust transforme « Un jeune homme qui dort les bras répandus » en « un homme qui dort », il simplifie en supprimant deux expansions du nom, un adjectif et une relative ; il rend son propos plus universel en supprimant « jeune », quant à « les bras répandus », l’image est contenue dans « tient en cercle autour de lui » et de façon plus parlante. Perec n’aurait jamais fait un titre de la version de cette phrase dans Le Temps perdu, il l’a fait de celle de Swann.
Proust est aussi capable de réunir deux personnages en un seul pour assurer la cohérence du personnel romanesque. Quand il fusionne le naturaliste Vington et le musicien Berget pour créer Vinteuil, il assure un lien entre les deux premiers chapitres de son volume, au-delà de Swann et de la famille du héros, il contribue à créer un monde, à l’image de Balzac. Ce faisant, il répond, sans le savoir, à un reproche de Jacques Madeleine qui constate que Vington ne revient plus dans le roman.
Il est aussi conscient de l’articulation artificielle de la description de l’église de Combray qui est alors raccordée à une remarque du curé. Il la déplace pour la mettre en situation quand la famille se rend à l’église, ce qui la rend plus naturelle et crée aussi une double temporalité dans le récit, celle de la tante Léonie et celle de la famille.
On pourrait multiplier les exemples, comme le développement du personnage d’Odette, par son passé niçois, à la faveur de la relation avec Agostinelli.
Qu’est-ce que l’examen et l’étude du Temps Perdu nous apprennent des méthodes de Proust ?
L’écrivain est un orpailleur. Il doit laisser filer ce qui est mauvais ou faible et conserver le bon. Proust se livre d’un bout à l’autre de l’écriture de son roman à ce travail de sélection, de suppression et de substitution. C’est un processus qu’on observe aussi dans les brouillons de Brassens qui décante lentement ses chansons.
Proust est aussi capable de faire flèche de tout bois, tout ce qu’il vit ou ressent peut trouver place dans son œuvre et contribuer à la modifier et l’enrichir – en cela il est proche du Gide du Journal des Faux-monnayeurs. Il note dans un carnet « croyante pour superstitieuse », sans doute à la faveur d’une discussion avec Agostinelli. On en retrouve la matière dans la bouche de Françoise qui, parce qu’Odette « a bien confiance à des médailles », la considère comme une personne « très croyante. »
À un certain stade, au moins, il est aussi capable de demander des conseils à ses amis, ce qu’on appelle des « retours » en atelier d’écriture ou de création littéraire. Il le fait auprès de Louis de Robert à qui il envoie les deuxième épreuves – dont le jeu annoté par le lauréat du prix Vie heureuse 1912 est passé en vente au cours de l’été 2021. Il le fait ensuite auprès de Lucien Daudet et de son frère Robert. Là encore Proust fait ce que doit faire un écrivain, il suit les conseils de ses amis, mais sait aussi faire comme bon lui semble : « je ne puis obéir qu’à moi-même », écrit-il à Louis de Robert. Il modifie, suite à une annotation de son ami, un passage pour rendre plus clair le fait que Mme de Guermantes n’est pas seulement la femme du duc mais aussi sa cousine et à ce titre descend bien de Geneviève de Brabant. À propos d’une image que Louis de Robert trouve inutile (sur les baisers aussi difficiles à compter que les fleurs au printemps) il ne la supprime pas, mais la déplace à un endroit où sa mièvrerie sonne plus juste.
Un énorme travail s’effectue alors que son livre arrive chez l’imprimeur (Colin à Mayenne). Ce travail va durer de mai jusqu’à la parution en novembre 1913, et c’est seulement à ce moment qu’on pourra parler de Du côté de chez Swann.
On peut parler de Du côté de chez Swann à partir des deuxièmes épreuves, quand Proust a fait le choix de couper son volume en deux et donc de briser la symétrie perdu/retrouvé et de placer le « temps perdu » dans le titre général du cycle romanesque. C’est le moment où le premier volume devient Du côté de chez Swann. Cependant, il faudra cinq jeux d’épreuves pour parvenir à un texte définitif, ce qui est exceptionnel, sinon unique, dans l’histoire de l’édition.
4 Comments
RAYNAUD isabelle · 19 octobre 2022 at 12 h 09 min
Passionnante histoire derrière le roman
Leprince · 20 octobre 2022 at 13 h 59 min
La publication du premier manuscrit de la Recherche est un événement capital. Il s’agit abord d’un tour de force de la part de Jean-Marc Quaranta, puisque ce premier manuscrit existait en deux versions légèrement différentes et que toutes leurs pages étaient dispersées ; ensuite d’une occasion unique d’entrer dans la mise au point intime, pas à pas en compagnie de l’auteur (et des passionnantes notes de cette édition), du début d’une œuvre majeure de l’histoire de la littérature – qui plus est, l’une des œuvres qui modifient en profondeur l’histoire personnelle de ses lecteurs… J’ai rédigé un bref compte rendu, à la fois de ce TEMPS PERDU et de la biographie d’Alfred Agostinelli, UN AMOUR DE PROUST, due au même remarquable Jean-Marc Quaranta, biographie qui éclaire de façon totalement neuve la mise au point définitive de « Du côté de chez Swann » et la future naissance des volumes suivants de la Recherche. Je le signale, non pas pour qu’on lise éventuellement une partie de mon texte dans le Bulletin de novembre prochain (et peut-être sa suite dans un Bulletin à paraître en 2023), mais parce que cet hommage me semblait indispensable et me permettait de montrer que la lecture de ces deux textes constituait une expérience toute particulière dans la vie d’un lecteur de Marcel Proust, une expérience, à mes yeux, majeure.
Jean François Feuillette · 2 novembre 2022 at 18 h 36 min
Bravo et merci aux deux défricheurs incomparables des dernières ombres proustiennes !
Jean-Christophe Antoine · 3 novembre 2022 at 10 h 04 min
Bravo, superbe entretien.