Le Trio inachevé de Reynaldo Hahn
Le concert que les musiciens des Frivolités parisiennes donnent le 23 janvier prochain va permettre d’entendre en première audition publique le premier mouvement d’un trio dont Reynaldo Hahn avait commencé la composition lors de son séjour en Bretagne avec Marcel Proust, en 1895 à Beg-Meil.
Un halo d’œuvres musicales entoure la relation amoureuse et intellectuelle entre Marcel Proust et Reynaldo Hahn : l’idylle polynésienne L’Île du rêve d’après Pierre Loti, dont Hahn achève l’orchestration lorsqu’il fait la connaissance du futur romancier au printemps de 1894 ; ses illustrations musicales pour orchestre sur le roman de Maurice Barrès Le Jardin de Bérénice (1895−1896), dont l’une est dédiée à Proust et qui sont demeurées inédites ; les célèbres Portraits de peintres, pièces pour piano de Hahn sur des poèmes de Proust écrits vers 1891, consacrés à Albert Cuyp, Paulus Potter, Anton Van Dyck et Antoine Watteau.
La harpe mise en valeur
Ces « toiles musicales » – comme Hahn les qualifiait – furent données en première audition sous forme de mélodrame chez Madeleine Lemaire, le 28 mai 1895, par le comédien Charles Le Bargy et Édouard Risler au piano. Pour le concert des Frivolités parisiennes à la Mairie du XIe arrondissement de Paris, le 23 janvier 2020, elles ont été transcrites par Philippe Perrin pour harpe et quatuor à cordes, formation qui n’est pas sans évoquer celle du Septuor de Vinteuil interprété chez les Verdurin dans La Prisonnière. En effet, au sein de cet ensemble instrumental dont la combinaison n’a cessé d’évoluer dans les manuscrits de Proust, la harpe a toujours été présente et mise en valeur, jusqu’à l’ultime version :
[…] la harpiste, encore enfant, en jupe courte, dépassée de tous côtés par les rayons horizontaux du quadrilatère d’or, pareil à ceux qui, dans la chambre magique d’une sibylle, figureraient arbitrairement l’éther, selon les formes consacrées, semblait aller y chercher çà et là, au point assigné, un son délicieux, de la même manière que, petite déesse allégorique, dressée devant le treillage d’or de la voûte céleste, elle y aurait cueilli, une à une, des étoiles.
Marcel Proust, La Prisonnière1
Dans cette perspective, ce sont donc des pièces pour harpe et cordes de la jeune école française du début du xxe siècle qui ont été choisies pour compléter le programme par Christophe Mirambeau.
Composé en 1906, l’Andante et Scherzo de Florent Schmitt met en valeur les capacités virtuoses de la nouvelle harpe chromatique mise au point par l’ingénieur Gustave Lyon, le directeur de la manufacture de pianos Pleyel.
Poe et Baudelaire
Contemporain du début de l’élaboration de la Recherche du temps perdu – sa première version avec orchestre date de 1908 –, le Conte fantastique d’André Caplet est inspiré par la nouvelle d’Edgard Poe, The Mask of the Red Death (Le Masque de la mort rouge). Comme nombre de narrations de Poe, elle fut connue en France par la traduction de Charles Baudelaire (Nouvelles Histoires extraordinaires, Paris : M. Lévy frères, 1857), poète auquel se réfère Marcel Proust tout au long de sa vie, tout autant sur le plan de la versification que sur celui de l’esthétique.
Absents tous deux de la Recherche, l’admirateur de Debussy qu’est Caplet et le fervent de modernisme qu’est Schmitt pourraient chacun représenter, à travers leurs recherches harmoniques, rythmiques et formelles, le compositeur à venir, celui que semble annoncer dans Le Temps retrouvé cet énigmatique « morceau qu’on jouait2 » lors de la matinée finale chez la princesse de Guermantes.
Le Trio enfin interprété
Inédit et interprété pour la première fois en concert, le Trio en fa majeur de Reynaldo Hahn, pour violon, violoncelle et piano – dont le manuscrit est conservé dans un fonds particulier – fut entrepris pendant la villégiature du musicien et de l’écrivain à Beg-Meil, du 8 septembre au 27 octobre 1895. Le compositeur y travailla également au Jardin de Bérénice ; à une étude symphonique restée inachevée, Marine, composée quasiment sur le motif comme il le note sur son manuscrit (« Sur un rocher au milieu des flots. La mer est rose, verte et d’argent. ») ; à des mélodies sur Sagesse de Verlaine. Hahn écrit dans son journal qu’il « gribouille [son trio] sur la table de la salle à manger pendant que Marcel s’efforce de [lui] faire admirer Sartor Resartus », un roman « coriace » de Thomas Carlyle. Activité de lecture qui accompagne pendant ce séjour l’écriture de plusieurs chapitres du roman Jean Santeuil, où apparaissent nombre de points de vue et d’émanations provenant de la presqu’île bretonne :
À tout instant la baie apparaît entre les branches du chemin et les bois de l’autre rive, fraîche, et, les jours sans soleil, grise comme une limande entre les feuilles. Le soir, la chaude humidité de ce pays s’accroît, et l’odeur de goémon est noyée dans l’odeur plus vive des pommes vertes des arbres et des pommes rouges tombées à terre.
Marcel Proust, Jean Santeuil 3
Des esquisses reprises plus tard
Continué ensuite par Hahn de fin octobre à mi-novembre, alors que les deux amis résident au château de Réveillon, chez Madeleine Lemaire, le Trio ne sera jamais entièrement mené à son terme. Dédié à Germaine Lyon, l’épouse du directeur de la maison Pleyel cité plus haut, seul son premier mouvement, Allegro con moto, est complet et a vraisemblablement été exécuté en privé. Les esquisses des deux mouvements suivants permettent de constater que le second, Lento doloroso, en do dièse mineur, constitue une première version de l’Andante du futur Quintette pour piano et cordes, créé en 1922, et que le thème principal du troisième, Final, qui revient au fa majeur initial, deviendra l’un des thèmes secondaires et cycliques du Concerto pour violon, créé en 1928.
La dégradation progressive des rapports entre Reynaldo Hahn et Marcel Proust à partir de 1896 et la fin de leur relation amoureuse pendant l’été semblent avoir fait naître chez le musicien des sentiments ambivalents à l’égard de ce Trio, qu’il a « tenu des journées entières attaché à lui par des liens impossibles à briser » (Journal), mais qu’il n’arrive pas à finir. Il tentera d’y revenir épisodiquement jusqu’en 1898, alors que l’attachement qu’il partage avec Proust a pris un nouvelle orientation ; mais en vain.
« deux âmes devenues discordantes »
Peu attiré à cette époque par la musique de chambre, Hahn témoigne cependant dans son Allegro initial d’un sens manifeste des proportions et de l’agencement thématique. Se démarquant de la construction traditionnelle qui oppose plusieurs thèmes avant de les développer et de les réexposer, il organise les trois parties du mouvement en créant un fort effet de contraste entre la partie centrale et celles qui l’encadrent ; la dernière combine l’ensemble des idées musicales déjà entendues tout en revenant au thème originel. Le musicien confie avoir voulu traduire dans ce mouvement le parcours « de deux âmes primitivement harmonieuses, unies et qui sont devenues discordantes ». Après l’évocation « des souvenirs de ce que fut leur amour, mais enlaidi, dénaturé par leur disposition actuelle », leur cheminement se termine alors « sur un fond d’indifférence » (Journal).
Philippe Blay est Président de la Société Reynaldo Hahn et auteur d’une biographie du compositeur à paraître chez Fayard.
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Une soirée au salon de Madeleine Lemaire : Caplet, Hahn, Schmitt
Les Frivolités parisiennes : Thibaut Maudry (1er violon), Florian Perret (2nd violon), Oriane Pocard-Kieny (alto), Florent Chevallier (violoncelle), Chloé Ducray (harpe), Michaël Ertzscheid (piano), Pascal Neyron (récitant), Christophe Mirambeau (conseiller artistique)
Mairie du XIe arrondissement de Paris, 23 janvier 2020, à 19 h (entrée libre)
En partenariat avec la Mairie du XIe arrondissement de Paris
Avec la collaboration de la Société Reynaldo Hahn
- Marcel Proust, La Prisonnière, texte présenté, établi et annoté par Pierre-Edmond Robert, [Paris] : Gallimard, 1988, p. 755–756, coll. Bibliothèque de la Pléiade. [↩]
- Marcel Proust, Le Temps retrouvé, texte présenté, établi et annoté par Pierre-Louis Rey, Pierre-Edmond Robert, Jacques Robichez et Brian Rogers, [Paris] : Gallimard, 1989, p. 446, coll. Bibliothèque de la Pléiade. [↩]
- Marcel Proust, Jean Santeuil, éd. établie par Pierre Clarac et Yves Sandre, avec des compléments et une préface de Jean-Yves Tadié, [Paris] : Gallimard, 2001, p. 421. [↩]
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