La Madeleine de Proust, pastiches : les bonnes feuilles

Published by Nicolas Ragonneau on

Les éditions Baker Street publient La madeleine de Proust – Pastiches le 8 décembre, un recueil de textes « à la manière de », accompagnés de dessins de Mark Crick et de recettes du Relais Bernard Loiseau. Certains pasticheurs imitent Proust, d’autres ont choisi d’évoquer Proust et son style en pastichant d’autres écrivains : pour René de Ceccaty, c’est Marguerite Duras, pour le professeur Strocmer, bien connu des lecteurs de ce site, c’est Guillaume Apollinaire et pour d’autres, Agatha Christie ou Guillaume Musso. Voici quelques bonnes feuilles de cet ouvrage avec des extraits des textes d’Irène Frain, Jérôme Bastianelli et Laure Hillerin. 

Proust postule au club des croqueurs de chocolat
par Irène Frain

Comme je n’étais pas pressé d’arriver à cette soirée du Club des Croqueurs de Chocolat et que je demeurais tourmenté par la perspective d’en rencontrer la Vice-Présidente (la rumeur la prétendait généralement intraitable, non pas sous l’angle de la sociabilité, point sur lequel on la dépeignait sous les espèces d’un être « charmant », vocable cependant trop convenu et trop vague pour que je fusse entièrement rassuré) je m’offris, avant de prendre la direction du restaurant « Les Noces de Jeannette » où se déroulait la séance de l’auguste société, un long détour par la place de la Concorde.

Sans doute étais-je mû par le désir confus de ressusciter la vision, à la vérité proche de l’hallucination, qui m’avait habité pendant quelques secondes deux ans auparavant, quand, me rendant à cette soirée des Guermantes où je doutais d’être réellement convié, l’obélisque de Louxor m’était soudain apparu sous la forme d’un gigantesque bâton de nougat rose. Dans cet obscur mouvement, qui trouvait vraisemblablement sa source dans la tyrannie qu’exerçaient les délectations gustatives sur le fonctionnement de ma mémoire depuis qu’Albertine m’avait quitté (à titre d’exemple, et fût-ce au risque que leur répétition n’altère le caractère merveilleux de ces réminiscences fondatrices en les réduisant à l’état de clichés d’une médiocrité effarante, je ne peux m’empêcher de rappeler ici le bœuf en gelée de Françoise et les madeleines qui égayèrent les derniers jours de ma grand-tante Léonie) je nourrissais l’espoir que l’obélisque, sous l’effet de je ne sais quelle magie héritée de l’ancienne Égypte, parvînt à conjurer la terreur que m’inspirait la Vice-Présidente du Club des Croqueurs de Chocolat.


Spectacle insincère
par Jérôme Bastianelli

Depuis que j’avais connu, en portant à mes lèvres un petit morceau de madeleine trempé dans du thé, l’un de ces moments hors du temps qui avait fait disparaître toute inquiétude sur l’avenir en faisant renaître un fragment du passé, je n’avais plus jamais voulu goûter à ces petits gâteaux aux formes arrondies comme une dune et rainurées comme un jardin japonais. Je savais que le charme qu’ils avaient provoqué n’opérait qu’une seule fois, qu’ils étaient comme ces bons génies des contes orientaux qui n’acceptent d’exaucer qu’un unique vœu. Puisque désormais le lien entre ces madeleines et certains souvenirs de mon enfance à Combray était clairement inscrit dans mon esprit, ma conscience ne permettrait plus que resurgissent, dans leur réalité palpable et troublante, ces bribes de ma vie d’avant : le voile ne s’était levé qu’une fois, et il était maintenant retombé. Nos souvenirs sont en effet comme des points scintillants mais indistincts dans l’obscurité de notre âme : une sensation soudaine leur permet parfois de délivrer les images qu’ils conservaient pour nous, mais dès que nous les avons reconnus, nous projetons sur eux une lumière crue qui leur ôte tout pouvoir, de même qu’en pleine journée le soleil nous empêche d’observer les étoiles.


Une céleste rencontre
par Laure Hillerin

il y avait bien longtemps déjà que Maman était morte pour moi, en ce sens que non seulement elle avait déserté cette terre, mais surtout que je n’avais plus le pouvoir de la faire revivre, ne serait-ce que quelques secondes, pour tenter de ressusciter l’enfant qui vivait chaque soir une agonie d’autant plus insoutenable qu’elle devait rester invisible aux adultes, sous peine de déchaîner les sarcasmes de mon grand-oncle, la colère de mon père et, plus douloureux encore, le chagrin de Maman, tiraillée, déchirée, écartelée entre la pitié qu’elle éprouvait pour son « petit jaunet » et le devoir qu’elle s’était imposé de corriger mon tempérament nerveux (d’ailleurs, eût-elle été tentée de céder à l’indulgence que mon père, tel « Assuérus, frémissant de courroux », l’eût arrêtée d’un seul regard).

Cette jeune femme penchant sur moi son beau visage tendre et serein en apparence, où j’étais le seul à savoir déchiffrer la préoccupation, l’anxiété et la déception toujours renouvelées que lui causait mon existence tant était grande mon incapacité à me réformer (m’accablant ainsi bien involontairement d’un constant et oppressant remords, puisque j’étais le seul coupable de tant de chagrins), j’avais passé des années à l’invoquer dans le sombre puits de ma chambre, sans parvenir à susciter une autre image que celle d’une femme vieillissante vêtue de noir, dont la figure contractée par l’affliction, la souffrance et la contrariété, où s’entrecroisaient les rides semées de petites lunules rouges, était un vivant reproche à mon incurie de jeune homme épris de salonnages, lorsqu’un après-midi à mon réveil mon valet Nicolas vint m’avertir que mon mécanicien était dans la cuisine et demandait à me voir pour me présenter sa jeune épouse, fraîchement débarquée avec lui dans la capitale. J’étais fort heureux de revoir ce cher Albaret, parti depuis des semaines pour aller se marier dans sa Lozère natale, et que j’avais pris soin de congratuler par un long télégramme afin qu’il ne s’éternisât pas dans les félicités conjugales et les ripailles provinciales et se souvînt qu’un pauvre malade attendait avec impatience à Paris qu’il reprît le volant de sa machine ; je m’attendais à le voir flanqué de quelque paysanne fraîche, gauche, robuste et anecdotique, comme lui taillée à la serpe (« une belle petite grosse courte » comme on disait autrefois à Illiers pour désigner l’épouse idéale qui saurait tenir la maison, préparer le fricot et faire de beaux enfants), mais sur le seuil de la cuisine, je restai pétrifié : la haute et gracieuse silhouette vêtue de soie noire que j’apercevais me tournant le dos aurait pu être celle de la comtesse Greffulhe, n’étaient l’affreux paradis qui couronnait son chapeau et l’absence de ces voiles de tulle dont la redoutable présidente des Grandes auditions musicales aime à se draper, telle Salammbô devant le temple de Tanit, afin d’ajouter à l’auréole de son prestige la poésie de son mystère. 


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