Proust et le domaine public, un vrai casse-tête
L’œuvre de Proust est tombée dans le domaine public en 1987. Mais en raison des années de guerre, de la mort de l’auteur en 1922, avant la publication des trois derniers tomes de la Recherche, et de la publication étalée sur 14 ans, ce n’était pas forcément évident pour tout le monde.
Le 19 mars 2021, les éditions La Fabrique demandent aux libraires de ne plus commercialiser Baudelaire et l’expérience du gouffre de Benjamin Fondane (sorti le 19 février) et de le mettre dans le bac des retours. Dans leur communiqué, les éditeurs en détaillent les raisons : « Nous avions toutes raisons de penser qu’il était dans le domaine public, mais c’était une erreur : Fondane est mort pour la France, ce qui prolonge énormément la durée des droits. Ses ayant-droit (sic) se sont manifestés et nous ont obligés à retirer ce titre de la vente ». Michel Carassou, ayant-droit de Fondane, s’en est expliqué par la suite sur le site des éditions Non Lieu, qui ont publié une partie de l’œuvre de l’écrivain roumain.
L’histoire de l’édition est pleine de gaffes et de mauvais calculs, et l’histoire éditoriale de la Recherche, riche en anecdotes et en péripéties, n’y échappe pas. À la décharge des éditeurs cependant, la question de la date de libération du droit des œuvres, permettant leur entrée dans le domaine public, n’est pas toujours aisée à définir.
En 1978 Jean-Claude Brisville, directeur du Livre de Poche, passe commande d’une préface à Roland Barthes pour une nouvelle édition de la Recherche. Roland Barthes se met au travail mais ne finira jamais sa contribution qui s’interrompt ex abrupto. On découvre ce texte, qui semblait très prometteur, dans la compilation des écrits proustiens de Barthes réunis aux éditions du Seuil à l’automne 2020. Mais on n’était pas au bout de nos surprises. Dans une note qui fait suite à ce texte, Barthes révèle les coulisses de cet incident :
Brisville
Roland Barthes, Marcel Proust – Mélanges, éditions du Seuil, 2020
téléphone du 14 Déc (1978)
- Confirme problème domaine public
- Une première étude juridique : croyaient que ce serait libre en Mai 1979 (d’où sa commande)
- Mais une deuxième étude a fait apparaître que les Posthumes entraient en ligne de compte et que le domaine public ne serait ouvert qu’en 81.
Le service juridique du Livre de Poche s’était donc trompé dans le calcul de la durée de la propriété littéraire de Marcel Proust. En d’autres termes, il pensait que l’œuvre de Proust était libérée en mai 1979 et entrait à ce moment dans le domaine public, alors que tel n’était pas le cas. Pour tenter de comprendre a posteriori comment une telle erreur de calcul a pu être commise, il est important de rappeler quelques éléments de droit.
Guerres et prorogations
À l’époque, et depuis 1957, la durée du droit d’auteur était de 50 ans ; on ne parle ici que du droit patrimonial (autorisation de reproduction, représentation, adaptation, etc.), le droit moral étant inaliénable et imprescriptible. Le délai de base du droit d’auteur était cependant prorogé par les années de guerre, le législateur ayant prolongé ces délais par deux fois, entraînant de nombreuses discussions et controverses. Pour les œuvres publiées avant le 24 octobre 1920, la prorogation est de six ans et 153 jours. Pour les œuvres publiées entre cette date et le 1er janvier 1948, elle est de huit ans et 122 jours. Ces prorogations se cumulent pour les œuvres de la première période, établissant une prorogation de 14 ans et 275 jours. Quand Roland Barthes écrit « que le domaine public ne serait ouvert qu’en 81 », on peut imaginer que le service juridique du Livre de Poche a, in fine, fait le calcul suivant : La Prisonnière, publiée en 1923, est protégé pendant 50 ans + 8 ans et 122 jours après la mort de l’auteur. Et en effet, ce calcul aboutit au millésime 1981.
Ainsi, Du côté de chez Swann, paru en 1913, est paradoxalement protégé plus longtemps que La Prisonnière (1923, posthume) puisque ce tome bénéficie du cumul en prorogation (50 ans + 14 ans et 275 jours après la mort de l’auteur). Mais cette remarque ne tient, on le verra, que si l’on considère ces deux tomes comme des romans indépendants les uns des autres. Le 26 mars 1980, Roland Barthes décède, et la préface du Livre de Poche demeure définitivement inachevée.
L’intégrité de la Recherche
En 1984, Jean Milly publie La Prisonnière et La Fugitive (Albertine disparue) en poche chez Garnier-Flammarion, suivis du Temps retrouvé en 1986. Grâce aux archives du Monde1, on apprend qu’au nom du droit moral « et de l’intégrité de l’œuvre […] Gallimard et Suzy Mante-Proust (nièce et unique héritière de l’écrivain jusqu’à sa mort en 1986) obtinrent des compensations pour la publication » de ces trois œuvres posthumes. Comment imaginer que les éditions Flammarion au début des années 80 ont pensé être en droit de publier ces tomes de la Recherche ? le service juridique a dû faire le même calcul que celui du Livre de Poche et considérer que les posthumes étaient publiables. Ils ne l’étaient pas. Jean Milly revient sur cet épisode dans un texte peu connu : « Menacé de procès, ce dernier éditeur [i.d. Flammarion] préféra traiter, et demanda l’autorisation à Gallimard et à Mme Mante-Proust de publier les trois parties posthumes avant 1987, moyennant le reversement à Mme Mante de 5 % du prix de vente de chaque volume ; ce qui fut accepté2. ». Mais on peut comprendre, avec Maître Xavier Carbasse, avocat spécialisé dans la propriété intellectuelle, « que Gallimard a estimé que l’édition par Flammarion des trois tomes posthumes de la Recherche indépendamment des autres tomes constituait une atteinte au droit moral, plus précisément à cette partie du droit moral qu’on appelle « le droit au respect de l’œuvre » (à côté du droit à la paternité, au droit de repentir, au droit de divulgation) ». Proust a toujours considéré À la recherche du temps perdu comme un seul roman, et non une suite de romans, qui pourraient vivre une existence indépendante. Seules les nécessités éditoriales, commerciales et les limites de la fabrication de l’époque ont abouti à la publication sérielle et empêché une plus grande compacité du roman-fleuve — celle que Gallimard obtiendra finalement avec l’édition de la Recherche en un seul volume en Quarto en 1999. En conséquence, la protection de la Recherche est celle de la publication initiale, Du côté de chez Swann (1913) et induit une libération de l’œuvre en 1987. Après l’arrangement entre les différentes parties, les ouvrages dirigés par Jean Milly ont pu être commercialisés. En 1987 Proust tombe dans le domaine public, entraînant de nombreuses publications, l’édition de la Pléiade de Jean-Yves Tadié, mais aussi l’édition Bouquins ; Jean Milly poursuit son édition de la Recherche en Garnier-Flammarion par les autres tomes. Le 5 septembre 2012, les éditions Flammarion sont rachetées par Gallimard. L’édition Garnier-Flammarion se range alors aux côtés de la Recherche en Folio, Pléiade, Blanche et Quarto au sein du groupe Madrigall.
Article mis à jour le 6 février 2023. Remerciements à Mes Xavier Carbasse et Nathanael Rochard.
- Dans le domaine public, article du 16 octobre 1987 [↩]
- Jean Milly, « les rééditions de Proust », The UAB Symposium – In celebration of the 75th Anniversary of Swann’s Way (1913−1988), Edited by William C. Carter, Summa Publications Inc., Birmingham, Alabama, 1989, p. 103–110 [↩]
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