De Grasset à Gallimard, Proust prix Goncourt

Published by Nicolas Ragonneau on

Dessin de Proust sur son lit de mort par Paul Morand
Paul Morand, portrait de Marcel Proust sur son lit de mort, novembre 1922. Bibliothèque nationale de France

L’exposition Proust prix Goncourt a pris ses quartiers d’automne à la Galerie Gallimard, dans une scénographie différente du Musée Marcel Proust, sans le portrait de Jacques-Émile Blanche mais avec deux dessins de Paul Morand jamais exposés auparavant, dont Marcel Proust sur son lit de mort daté par erreur (l’émotion ?) du 19 octobre 1922 (au lieu du 19 novembre). Si l’expo s’intéresse en effet à l’obtention du prix, elle raconte aussi une partie de l’aventure éditoriale de la Recherche à ses débuts : celle d’un homme qui finit par trouver un éditeur avec lequel échanger, venant rompre une solitude dans la création — qui n’avait pas que des défauts.

1919 : Proust apparaît sur le radar des lettres mondiales

L’exposition, conçue par Jean-Yves Tadié et Jérôme Bastianelli pour la Société des Amis de Marcel Proust (SAMP), Alban Cerisier pour Gallimard et Thierry Laget, présente un formidable morceau d’histoire éditoriale et révèle le moment où Proust passe enfin de l’ombre (sans jeu de mots) à la lumière, lui qui, avant 1919 — à 48 ans —, n’avait jamais publié autrement qu’à compte d’auteur. Avec le Goncourt, Proust connaît un relatif succès commercial (23 100 exemplaires imprimés en une année), mais le prix envoie un signal très fort à la République mondiale des lettres, dont l’écho se fait rapidement entendre dans de nombreuses langues : « l’un des premiers articles consacrés à À l’ombre des jeunes filles en fleurs paraît à Londres, le 14 août 1919, dans The Times Literary Supplement, et l’attribution du prix Goncourt est commentée en Italie, au Brésil, en Argentine, au Danemark, en Roumanie, au Portugal, dans tous les pays du monde où, en ce début des années 20, la culture française joue un rôle de boussole » écrit Thierry Laget dans le dossier de presse qu’il a réuni, intitulé À l’ombre des jeunes filles en fleurs et le Prix Goncourt 1919 .
L’Académie Goncourt, contrairement à ce que certains ont écrit un peu vite, n’est donc pas la seule bénéficiaire de cette opération en terme de prestige ; Gallimard et Proust vont en profiter pleinement, et pour longtemps. Il faut bien avoir à l’esprit qu’avant 1919, Gallimard n’existe pas en tant que marque éditoriale, et Proust à peine en tant qu’auteur.

Marcelo Proust, un auteur presque espagnol.

À partir de la fin 1919, traducteurs et éditeurs étrangers manifestent leur intérêt : bientôt la première traduction de Du côté de chez Swann voit le jour en Espagne, sous la plume de Pedro Salinas et José María Quiroga Plá (l’auteur, en Espagne, devient Marcelo Proust), et c’est aussi fin 1919-début 1920 que l’Écossais Scott Moncrieff, le premier traducteur britannique de Proust, commence sa lecture et sa version de la Recherche en anglais. Un passage des Mots de la tribu de Natalia Ginzburg, évoquant ses amis et sa sœur, dit bien quel prestige conjoint unissait Gallimard et Proust, dès les années 30, et en dehors de la France : « Ils aimaient […] le théâtre de Pirandello, les poèmes de Verlaine, les éditions Gallimard, Proust. »

Proust donne carte blanche à Marcel

Jusqu’en 1914, année des premiers échanges entre Jacques Rivière et Marcel Proust (« Enfin je trouve un lecteur qui devine que mon livre est un ouvrage dogmatique et une construction » écrit-il le 7 février 1914), ce dernier est un auteur littéralement sans éditeur (dans tous les sens du mot « éditeur », c’est-à-dire sans maison d’édition, laquelle doit distribuer l’œuvre et assurer sa promotion, et sans quiconque pour le lire, le conseiller, le rassurer, etc.). Cette situation est loin d’être un inconvénient s’agissant de Proust. D’une part sa fortune (un héritage de l’équivalent de 6 millions d’euros à la mort de ses parents) et d’autre part son incroyable méticulosité, sa volonté de tout superviser, de tout maîtriser (on traiterait Proust de control freak aujourd’hui), font qu’il s’accommode plutôt de cette édition sans éditeur. En d’autres termes, il peut agir comme bon lui semble, cumulant les rôles d’auteur, d’éditeur, de chef de produit, d’attaché de presse, à la rigueur de diffuseur, etc. Et s’il faut tout refaire sur épreuves, ajouter et recomposer, il n’en a cure, il s’accorde une carte blanche, car il a tout simplement les moyens de financer ses caprices, là où les autres écrivains doivent limiter leurs corrections, quitte à se voir défalquer une partie de leur avance sur droits d’auteur (et, au passage, malheur aux auteurs qui, au XXIe siècle, ne maîtrisent pas les outils informatiques, car les éditeurs ne demandent qu’à raboter leurs droits !). De tous les métiers de l’édition d’alors, seule la fabrication paraît être un continent inconnu pour le reclus du Boulevard Haussmann. Si on adopte le point de vue de l’éditeur, l’écrivain Marcel Proust prend de très mauvaises habitudes dans la surenchère des épreuves (qui n’ont jamais aussi bien porté leur nom).
Ce qui se joue, c’est le financement d’une entreprise dantesque, le mécénat de la cathédrale que Proust entreprend de bâtir seul, tandis qu’à Barcelone Antoni Gaudí, (né avant Proust et mort après lui) ne parviendra jamais à achever sa Sagrada Familia.

René Blum, entre Proust et Dorgelès

Un peu plus tôt dans ces années 10, au moment où il cherche à faire publier Le Temps perdu (ce qui deviendra, pour faire simple, Du côté de chez Swann et une grosse part des Jeunes filles en fleurs), il sait manœuvrer et utiliser les ressources et le carnet d’adresses de ses amis, au premier rang desquels René Blum, le frère de Léon, qui le met en relation avec Bernard Grasset et lui permet finalement, en 1913, de publier le premier tome de la Recherche. La correspondance de Proust avec René Blum constitue un ensemble exceptionnel dans la genèse du livre, dans son amorce, et c’est cet ensemble qui est vendu le 7 octobre chez Christie’s. Si vous avez entre 200 et 300 K€ en banque (minimum), précipitez-vous car c’est un investissement sans risque aucun. 

L’ironie de cette histoire, c’est que René Blum contribue grandement à lancer un auteur, son ami Marcel Proust, qui viendra coiffer un autre de ses amis (car René Blum connaît tout le monde) sur le poteau pour le prix Goncourt 1919 : Roland Dorgelès. Après la mort de René Blum à Auschwitz en 1942, dans des conditions abominables, Roland Dorgelès lui rend ainsi hommage dans  L’anthologie des écrivains morts à la guerre 1939–1945 (Albin Michel, 1960) : « Quand, à la fin de la Grande Guerre, nous nous sommes retrouvés, après quatre ans de séparation, tu as été le premier à connaître l’œuvre que je rapportais dans ma musette, comme tu fus le premier à la défendre, à la répandre, à réclamer pour elle une récompense que je n’obtins pas. »
On apprend donc, selon Dorgelès, que René Blum, de retour lui aussi du front, avait été le premier lecteur des Croix de bois et son premier soutien dans la course au Goncourt. Quitte à faire campagne contre son ami Marcel Proust ? l’histoire ne le dit pas, on peut donc imaginer que René Blum aura observé une sage neutralité en la matière. 

Il voyage en solitaire

Toujours est-il qu’en 1913, au moment de la parution de Swann, Proust est quasiment seul maître à bord. Jean-Yves Tadié rappelle, dans « Le Swann de Louis Brun », le texte de préface à la vente Sotheby’s du 5 octobre 2017 (repris dans Marcel Proust, croquis d’une épopée) : « Grasset sera connu pour ses méthodes de lancement et de réclame très modernes. Mais il faut savoir qu’il n’a rien fait pour Du côté de chez Swann. C’est Proust qui s’est substitué à lui, d’abord par un énorme service de presse de quatre cents exemplaires, dont il dédicace beaucoup ».

Couverture de Ducôté de chez Swann de Marcel Proust
Du côté de chez Swann, recouvrure de l’originale, 8 novembre 1913/1917. Éditions Gallimard 

À partir de 1914, quand Rivière prend l’initiative de se rapprocher de Proust, les choses commencent à changer sensiblement. Jacques Rivière comprend parfaitement l’esthétique de Proust, il a lu Du côté de chez Swann ; son admiration est sincère, et grande. Il y « croit » vraiment comme on dit toujours dans l’édition, à tel point qu’il écrit à Gaston Gallimard une lettre visionnaire, le 9 avril 1914 :
« Reçu ce matin votre télégramme au sujet de Proust. Pas besoin de vous dire combien je marche pour cette publication. Faites tout ce que vous pourrez pour la décrocher. Croyez-moi : plus tard, ce sera un honneur d’avoir publié Proust. »

3000 pages pour une feuille de contrat

Marcel Proust a désormais un éditeur, Jacques Rivière, avec lequel il échange sans cesse, notamment au sujet de la prépublication de la Recherche dans la Nouvelle Revue française. Gallimard s’engage ensuite à publier tout Proust une fois que Grasset a donné son accord (dont Proust n’avait d’ailleurs pas du tout besoin) en 1916. Les années de guerre diffèrent la signature du contrat, daté et signé au 23 juin 1918, soit un an quasiment jour pour jour avant la parution d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs.

Contrat d'édition Proust-Gallimard
Contrat d’édition signé pour À la recherche du temps perdu, 23 juin 1918. Éditions Gallimard

Le contrat, une seule page recto-verso, est un document exceptionnel, qui fait sourire un siècle plus tard, où le le moindre contrat d’édition compte au minimum une vingtaine de pages. Et que dire du destin d’un livre de 3000 pages, qui aura demandé 15 ans de travail, qui tient dans une simple feuille de papier…

Les relations de Proust avec Gaston Gallimard ne sont pas forcément sereines malgré cet engagement sans réserves : des tensions demeurent et les blessures passées ne semblent pas cicatrisées. Jean-Yves Tadié estime, dans l’entretien qu’il m’a donné à l’occasion de la parution de son Proust, Croquis d’une épopée, qu’au fond Gaston Gallimard n’aimait pas vraiment l’écrivain Proust. Il en veut pour preuve les tirages timides d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs en sauts de puce, « 500 exemplaires par 500 exemplaires ».

Des ajoutages comme des fusées

C’est un réseau de relations complexes qui se noue entre Proust, Gallimard et Rivière, annonçant l’édition moderne de littérature, avec ses malentendus, ses angoisses narcissiques, ses ressentiments, ses fulgurances et ses trahisons. Proust ne pilote plus seul le vaisseau de la Recherche jusqu’à sa mort, et il ne vit pas toujours bien cette sorte de domestication. Avec la maladie, avec le temps, même ses rapports avec Rivière finissent par se tendre. Proust, qui a pourtant, semble-t-il, inventé le mot jusqu’auboutiste, donne des signes d’épuisement devant la ligne d’arrivée et, à bout de forces, il écrit, dans un mouvement d’humeur, une lettre terrible à Rivière le 25 octobre 1922 : « Et puis Jacques laissez un malheureux qui n’en peut plus […] Vous m’avez trompé en faisant croire à des corrections dont aucune n’a été faite. Laissez-moi ma souffrance aujourd’hui va jusqu’à la détresse. Je n’ai plus confiance en vous ».
Ainsi allait Marcel Proust, l’homme qui ne faisait jamais rien comme les autres, jamais en tous cas les corrections minimes ou ortho-typo attendues, mais des ajoutages infinis comme des spirales ou des fusées — un art idiosyncrasique qu’on pourrait appeler « la création romanesque sur placards ».

Marcel Proust prix Goncourt 1919, jusqu’au 23 octobre 2019, Galerie Gallimard.

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