Gjorgi Marjanovic (1939−2022) : Proust en macédonien
De passage à Skopje (Macédoine du Nord) pour visiter l’hyperpolyglotte Richard Simcott en janvier 2019, j’en ai profité pour rencontrer Gjorgi Marjanovic, l’héroïque traducteur de la Recherche en macédonien.
Mise à jour du 3 avril 2022 : j’apprends la mort du professeur Gjorgi Marjanovic. Toutes mes condoléances à sa femme et à sa famille.
Il est précieux de pouvoir compter sur des amis comme Richard Simcott, l’un des plus grands polyglottes actuels (lire son portrait dans le New Yorker), lorsqu’on voyage en Macédoine du Nord — ou ailleurs dans le monde. Avec plus de 25 langues connues et parlées à des niveaux divers, Richard, résidant dans la capitale balkanique, est à la fois mon guide, mon interprète, mon modèle : je lui emboîte le pas dans Skopje, où, au gré des rencontres dans le vieux bazar, il passe du macédonien au rromani, du rromani à l’albanais, tout en me parlant en français. C’est grâce à lui que j’ai pu rencontrer le professeur Marjanovic (professeur de droit, et professeur émérite, de l’Université de Sjkopje), le traducteur de la Recherche en macédonien.
Thé et baklava, l’hospitalité macédonienne
Ici, le professeur Gjorgi Marjanovic est une personnalité connue. Perdus dans ce faubourg de la capitale macédonienne, nous tournons en voiture depuis un bon moment sans arriver à destination. De guerre lasse, nous demandons à des garagistes à la face pleine de cambouis de nous indiquer le chemin. À l’arrière-plan, un fatras de ferraille, de pneus et de bidons rouillés recouverts de neige. Homme de peu de foi pollué par des idées reçues et finalement contestables, je doute qu’un mécanicien puisse nous indiquer la voie menant au traducteur de Proust. C’est pourtant ce qu’il fait et me voilà bientôt, toute honte bue, devant la maison du professeur.
Le professeur et son épouse nous accueillent dans leur salon, avec cette hospitalité qu’on retrouve partout en Macédoine du Nord, autour d’un thé et d’un morceau de baklava. Gjorgi Marjanovic comprend tout ce qu’on lui dit en français, mais plusieurs attaques cérébrales au début des années 10 ont gravement obéré ses capacités d’élocution. Difficile de ne pas penser à Bergotte et, plus encore, à Charlus, en voyant ce brillant esprit ainsi diminué. Je réalise que, pour ces raisons, je ne pourrai pas obtenir tous les détails que j’espérais sur l’aventure de la traduction de la Recherche en macédonien, mais sa femme, qui l’a beaucoup soutenu et aidé dans cette entreprise, est d’un secours bienvenu.
Traducteur de Proust et de Marx
Gjorgi Marjanovic est né en Voïvodine serbe en 1939, dans une famille pauvre de sept enfants. Son enfance a été marquée par de nombreuses épreuves (dont évidemment la Seconde guerre mondiale), qui obligent les enfants à travailler tôt. Il étudie le droit à Zagreb et à Skopje et obtient son doctorat en 1973, puis devient professeur titulaire à l’Université de Skopje en 1985. Et il est doué pour les langues, comme beaucoup de Macédoniens : il connaît le serbe, le croate, le bulgare, l’anglais, l’allemand, le français et le turc. Un atout précieux qui lui permettra de s’aider notamment des versions serbe et bulgare de la Recherche afin de mettre au point sa traduction de Proust et de lever de nombreux problèmes. C’est tout l’avantage des langues apparentées — en l’occurrence des langues slaves.
Gjorgi Marjanovic a également publié plusieurs traductions de l’allemand vers le macédonien, et notamment Le dix-huit brumaire de Louis Bonaparte de Karl Marx. Pendant de long mois, tous les matins, il lit À la recherche du temps perdu dans le bus qui le conduit à l’Université.
Nikola Gruevski, le mécène sulfureux
À l’arrivée au pouvoir de Nikola Gruevski en 2006, le très controversé Premier ministre macédonien (il prend la fuite pour la Hongrie en 2018 pour échapper aux poursuites judiciaires pour corruption) entend lancer un programme de traductions des classiques financé en partie par l’État. À la recherche du temps perdu en fait tout naturellement partie. C’est l’écrivain macédonien d’origine albanaise et francophile Luan Starova qui recommande le professeur pour la traduction de la Recherche de Марсел Пруст (Marcel Proust comme on l’écrit en cyrillique), qui paraît en douze volumes jusqu’en 2013 sous le titre Во потрага по изгубеното време е циклус кој chez Magor.
Chaque tome a demandé environ une année de travail intense, rendu plus complexe en raison des AVC dont le professeur est victime à la fin de son travail. Sa femme à ce moment-là l’aide à achever cette tâche héroïque en écrivant puis en dactylographiant sa traduction. Tout cela pour l’équivalent de mille euros par volume, autant dire du bénévolat. Et sans même recevoir la moindre visite de l’ambassade de France. Sa femme pourtant rêve de visiter la France : « Ce sera sans doute pour une prochaine vie » me dit-elle en souriant pour rendre cette remarque moins triste.
De tout cela, le professeur n’a cure et, dans un dernier effort d’élocution, il a ce mot qui sonne comme le plus déchirants des euphémismes : « je l’ai fait par amour pour la littérature et par amour pour Proust ».
J’ai offert, à mon retour à Paris, les deux volumes de La prisonnière traduit en macédonien à l’hôtel Le Swann où ils sont consultables librement dans la bibliothèque mise à la disposition des clients.
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